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  • Photo du rédacteurMaurice Amaraggi

L'affaire Dreyfus à Salonique


Cette année, l’affaire Dreyfus a fait l’actualité. La polémique Polanski a rappelé à chacun l’histoire infamante du complot qui conduisit à la condamnation du capitaine Dreyfus et à la montée d’antisémitisme qui l’accompagna. Herzl qui couvrait comme journaliste le déroulement du procès en conclut que l’assimilation était une impasse, que le Juif resterait un bouc émissaire éternel. Pour lui, seul un foyer national permettrait d’échapper à la malédiction. Le sionisme naît de l’affaire Dreyfus et aujourd’hui encore, d’une certaine façon nous vivons dans les séquelles de celle-ci.

Je me suis demandé comment ce drame qui s’étend de 1894 à 1906 fut vécu dans une ville aussi particulière que Salonique.

Rena Molho, l’une des principales historiennes du passé juif de la ville fut la première personne avec laquelle je m’entretins lors de la préparation de mon film, et j’ai été frappé par sa déclaration liminaire : « Salonique était une ville où les Juifs n’avaient pas peur ». Ces mots, on les retrouve chez beaucoup de contemporains de l’affaire Dreyfus.

Ainsi Joseph Matalon, le directeur de l'école des garçons de l'Alliance Israélite Universelle écrit dans son rapport à celle-ci en 1890 :

« Nulle part je n’ai vu le Juif marcher si droit, parler si haut. C’est que cafés et restaurants, magasins et ateliers, tout ne vit que par les Israélites et pour les Israélites. Nos coreligionnaires n’ont rien à craindre de leurs concitoyens et des autres cultes. Ce n’est pas à Salonique que l’antisémitisme pourrait prendre racine et s’il est sur la terre un coin où l’on ait plaisir à être Juif, à le dire tout haut, à le crier sur les toits, c’est bien assurément dans cette première échelle du Levant. »


L’affaire Dreyfus éclate cependant à un moment où les états et les peuples de la région sont en marche vers une confrontation avec l’empire Ottoman qui conduira aux guerres balkaniques, à la constitution des états que nous connaissons et à la reconquête de Salonique par les Grecs.

Elle rappelle soudain aux Saloniciens que l’antisémitisme est bien vivace non seulement en Europe mais surtout en France, l’un des pays qui inspire le mouvement des idées dans la ville.

Si ailleurs en Grèce, elle est peu commentée, la question de la lutte d’indépendance occupant tout le champ, à Salonique, Le Journal de Salonique, principal organe de presse de la ville, rapporte tous les jours le déroulement de l’affaire. A cette époque les principaux journaux de la ville sont édités en français et en judéo-espagnol. Ils ont pour titres : Le Progrès de Salonique, l’Indépendant, El Avenir, La Epoka, Avanti et plus tard Solidaridad Ovradera.




Deux journaux paraissaient en grec. Le premier : « Pharos tis Thessalonikis » (Le phare de Salonique) créé par une des premières familles d’imprimeurs grecs, la famille Garbolas et un second à partir de 1903 Alithea (la vérité). Il y avait sans doute une feuille d’information bulgare et slave mais je n’ai pas pu en trouver trace. L’affaire Dreyfus a été évidemment une occasion de disputes violentes entre les communautés, ravivant l’antisémitisme fondamental et primaire sur fond de concurrence économique.

Paul Dumont écrit dans son étude sur la structure sociale de la communauté israélite à Salonique à la fin du XIX é siècle :



Pierre Risal (le pseudonyme de Joseph Nehama) écrit dans « La Ville convoitée » :

L’affaire Dreyfus avait passionné les Saloniciens pour la lecture et avait donné un rapide essor au journalisme local. II n’y avait eu, jusqu’en 189υ, qu’une unique revue hebdomadaire qui parut en dehors du journal officiel turc. A partir des premières controverses au sujet de la fameuse Affaire, les journaux foisonnent. Deux ou trois sont rédigés en langue française, cinq ou six en judéo-espagnol, trois ou quatre en grec, autant en turc, un ou deux en bulgare, un en roumain. Toutes ces feuilles, pour la plupart quotidiennes, vivent, prospèrent et répondent les nouvelles, les fausses et les vraies



Par ailleurs l’affaire Dreyfus aussi est source d’inspiration pour le roman sépharade dans le monde ottoman.

Nitsa Dori a écrit une remarquable étude qui peut être trouvée ici : http://scipg.com/index.php/103/article/view/83

Elle traite particulièrement de deux romans écrits en Rashi (texte judéo-espagnol écrit en lettres hébraïques), El Romanso del Inocente écrit par Arditi en 1901 et El Dreyfus Otomano écrit par Sa’adi Halevi en 1909. Le premier, romance l’affaire vécue par Alfred Dreyfus en France. Le second est plus curieux et traite de la condamnation à tort de Joseph Carmona, un médecin juif de l’armée turque qui fut accusé à tort d’avoir empoisonné deux soldats. Le parallélisme des deux erreurs judiciaires est constamment souligné. Dreyfus et Carmona sont victimes de fausses accusations, ils disent adieu à leurs familles avant de partir vers leurs bagnes respectifs, celles-ci se battent pour que leurs innocences soient reconnues, ils écrivent des lettres aux puissants dont dépend leur sort, ils passent par un moment de désespoir total et tous les deux sont sauvés par l’intervention d’un personnage secondaire. Si Dreyfus passe cinq ans à l’île du Diable, la peine de Carmona est plus longue, il lui fallut vingt et un ans pour voir son innocence reconnue. En apothéose, les deux victimes demandent leur réintégration dans l’armée après la fin de leur calvaire.

Ces romans sont écrits avec le souhait de renforcer le sionisme qui naît en mettant en exergue un antisémitisme universel dont on ne viendra jamais à bout. Ils s’inscrivent dans les luttes qui traversent les sociétés juives de l’époque et dont une partie significative s’oppose à l’idée nationale et sioniste. De la même manière, les auteurs combattent l’influence de L’Alliance Israélite Universelle et l’enseignement du français, des lumières et de la culture française qui est très en vogue et qui pour eux conduit à l’assimilation et à la disparition des communautés juives. C’est une défense également du judéo-espagnol à un moment où à la fois le français s’impose dans les classes supérieures et où, après 1912, commence un effort d’hellénisation des Juifs de Salonique. Enfin, il s’agit de répondre aux critiques des sociétés juives de l’ouest et de l’est qui considèrent les Juifs du Levant comme essentiellement matérialistes et dénués d’aspirations culturelles.

L’influence de l’affaire Dreyfus fut telle que le beau-père de Maurice Florentin auquel j’ai rendu hommage dans ma publication précédente fut prénommé Alfred et sa sœur, Lucie comme le capitaine et sa femme.


En Grèce, bien plus tard, l’Affaire Dreyfus fut portée au théâtre et la pièce adaptée au cinéma. En 1959 la pièce « L’affaire Dreyfus, satire en deux parties » est donnée à Athènes et servira de canevas au film de Dinos Katsouridis, « Ime Athoos » (je suis innocent).


L’affaire Dreyfus est le coup de semonce annonciateur de la fin d’une époque pour les Juifs de Salonique. Celle de cette exceptionnalité qui leur permettait de proclamer que contrairement à tous leurs autres coreligionnaires, ils ne connaissaient pas la peur et dominaient la vie de la cité où ils vivaient. Ce sentiment que l’on voit ici réaffirmé dans la lettre envoyée par Saadi Levy à Lucie Dreyfus.




Six ans après la réhabilitation du capitaine Dreyfus, la situation dans laquelle vivaient les Juifs de Salonique changera drastiquement. Ils quitteront la structure d’un empire constitué de nations diverses pour intégrer le modèle dominant de l’époque, celui des nations organisées autour d’un socle ethnique, culturel et religieux prévalant, dans lequel on leur demandera soit de se diluer, soit d’émigrer et éventuellement de disparaître.




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