Ah ce qu'était Salonique alors (avant la guerre). Tu sortais et on te chantait:: comme il te va bien ce petit vêtement bleu. Tu as l'air d'une comtesse quand tu quittes l'entrepôt de tabac.
Minna Rozen and Gila Hadar, deux éminentes historiennes israéliennes ont étudié l’évolution de la classe ouvrière juive à Salonique et plus particulièrement le statut des femmes travaillant dans l’industrie du tabac.
J’ai eu la chance d’interviewer pour la préparation de mon film, Bienvenida Mano et Moïse Eskaloni. Bienvenida avait travaillé dès son jeune âge dans le « tutun », le tabac. C’était une tutundjia, tout comme les sœurs ainées de Moïse Eskaloni. Ces dernières avaient activement participé aux grandes grèves et manifestations ouvrières des années trente très durement réprimées.
Eskaloni, orphelin avait commencé à travailler dès l’âge de treize ans et naturellement il fut, plus tard, très poche des mouvements syndicaux communistes.
Bienvenida Mano, avait perdu son père boucher très jeune, et sa mère, tout comme la mère de Moïse Eskaloni avait la lourde tâche de nourrir une famille nombreuse.
Le destin de ces deux familles fut complètement différent face à l’extermination. Bienvenida Mano parti avec sa mère, ses sœurs et son frère pour Auschwitz tandis que Moïse Eskaloni, entré dans la résistance parvint à sauver sa famille.
Les récits contemporains sur la communauté juive de Salonique d’avant guerre s’intéressent en général aux classes moyennes et supérieures. Cela s’explique par le fait que c’est parmi elles que se retrouvaient les survivants de l’extermination. Il fallait pouvoir disposer de moyens suffisants pour payer ceux qui prenaient le risque d’abriter, de fournir de faux papiers, d’organiser le passage vers la Turquie. Par ailleurs les descendants de ceux qui avaient pu émigrer en France et aux USA appartenaient souvent à ces classes là également.
Après la catastrophe d’Asie Mineure qui entraine l’arrivée de nombreux Grecs orthodoxes et des changements notables dans la répartition des communautés religieuses dans la ville, la politique d’hellenisation touche les classes populaires les plus pauvres qui se trouvent en concurrence avec les nouveaux arrivants
Elles avaient déjà été durement éprouvées par le grand incendie de 1917. La plupart des maisons avaient été détruite et leurs habitants relogés des masures concentrées à la périphérie de la ville, vivant dans des conditions très pénibles.
C’est ce qu’explique Bienvenida Mano .
Où je suis né? Au "huego nacista", nous courrions pour échapper au feu, où pouvions-nous nous arrêter, nous ne savions pad. Là nous nous sommes posés. Nous avons fait des lits. Nous étions quatre soeurs, ma mère, mon frère. nous étions tous là avec ma grand-mère aussi. Nous avons beaucoup soufferts. Il n'y avait pas de solutions. Nous seules nous le savions. ( Ensuite, la famille de Bienvenida sera relogée da s le quartier de Hirsh qui servira de ghetto de concentration avant l'embarquement dans les trains de déportation)
Je suis né le 12 juillet 1920. Ma famille était pauvre. J'ai perdu mon père à un an et demi. Ma mère n'avait pas de ressources. Elle s'est employée dans les entrepôts de tabac. Quand j'ai terminé l'école primaire, dès 13 ans j'ai commencé à travailler. Je ne voulais pas être à charge de ma mère. Je voulais travailler dès 13 ans et jusqu'à maintenant. Toujours dans des métiers pénibles et durs.
Pour aider leur mère les frères et sœurs de Bienvenida comme ceux de Moïse Eskaloni durent travailler dès leur plus jeune âge et le secteur qui employait le plus de monde et le plus de femmes était celui du tabac.
Elles ne m'ont rien dit. Mes soeurs qui étaient plus âgées m'ont emmenée au travail. Que je veuille ou pas, je me suis retrouvée à travailler dans le tabac. C'était notre vie. Mon père était mort, ma mère faisait face à une grande misère. Elle ne pouvait nous donner ce que nous voulions. Nous étions jeunes. Que pouvait-elle faire? En hiver nous traversions des moments très difficiles parce que nous n'avions pas de charbon pour nous chauffer.
Avant la première guerre mondiale la qualité du tabac grec était très réputée. Le secteur fournissait du travail à des dizaines de milliers de cultivateurs, d’ouvriers et d’intermédiaires. En 1916 on comptait à Salonique huit mille ouvriers travaillant dans l’industrie du tabac soit environ la moitié du prolétariat de la ville. L’industrie était dominée par les Turcs et les Grecs, mais la majorité de la main d’œuvre affectée au triage des feuilles correspondant aux différentes qualités était juive. Le travail préparatoire était effectué par des spécialistes appelés bijakjis en ladino. Le meilleur tabac portait le nom de basma (dérivé du turc basmak qui signifie presser). Les spécialistes étaient assistés par des « pastaltzides, en général des jeunes femmes ou des enfants souvent membres d’une même famille qui rassemblaient à la fin du tri, les feuilles de basse qualité. La journée de travail pouvait compter douze heures, mais la pénibilité était atténuée par un rythme lent et le fait que les tâches étaient effectuées par des groupes venant d’un même quartier et souvent d’une même famille.
Le travail c'était le tri du tabac. Certains s'occupaient du basman et d'autres au bashibalik et d'autres au harma. Il y avait trois qualités de tabac: le basman c'était la première qualité pour la cigarette ensuite le bashibalik et le troisième c'était le harma qui ne valait rien mais comme c'était bon marché c'était lui qui se vendait le mieux.
La propagande syndicale était facile pendant ces longues heures. Régulièrement des grèves éclataient. Après le retour de Salonique dans le giron de la Grèce des considérations nationalistes s‘ajoutèrent aux conflits sociaux.
En 1914 la presse grecque, d’abord favorable aux grévistes changea d’opinion et considéra qu’ils faisaient partie d’un complot pour extraire la ville de la souveraineté grecque. Le grand leader syndicaliste d’alors, Abraham Benaroya né en Bulgarie, fut mis en résidence forcée dans les îles Égée.
Après la première guerre mondiale, l’exigence de qualité pour les cigarettes diminua. La méthode de tri employée jusqu’alors, nommée basma établissait un tri sur sept qualités et tailles de feuilles. La nouvelle procédure du nom de Tonga, employée notamment aux USA mélangeait dans des ballots les feuilles de façon plus indifférenciées. Les spécialistes n’étaient plus nécessaires ce qui engendra un changement dans l’organisation du travail, un quota unique de production pouvait être fixé pour tous sans considération de sexe et d’âge provoquant un alignement des salaires sur les moins élevés d’entre eux. Les femmes furent doublement victimes de ces nouvelles conditions de travail, les hommes demandèrent une priorité d’embauche et le retour des femmes au foyer. Celles-ci protestèrent et organisèrent des grèves durement réprimées. Les grands marchands étaient plutôt favorable au travail des femmes dans la mesure où ils les sous-payaient.
L’afflux des réfugiés Grecs en provenance de Turquie après 2022, rendirent les conditions de travail encore plus dures pour les ouvriers du tabac surtout pour les femmes payées à des salaires inférieurs à celui des hommes.
Des années 1922 à la seconde guerre mondiale, la situation du prolétariat à Salonique ne cessa de se dégrader. Le gouvernement grec était largement favorable aux propriétaires et aux entreprises exportatrices. Des grèves violentes opposèrent fréquemment les travailleurs aux gendarmes. Si celles d’avant 1922 étaient menées essentiellement par des ouvriers Juifs, celles d’après la catastrophe d’Asie Mineure mélangeaient Grecs orthodoxes, devenus majoritaires et Juifs dans le combat pour une plus juste rétribution.
La récolte de 1930 ne trouva pas preneur, personne n’était prêt à la payer. Certains propriétaires d’entrepôt y mirent le feu dans l’espoir d’être indemnisés par les assurances. En 1932, le prix du pain augmenta. La crise frappait durement les travailleurs non seulement à Salonique mais partout en Grèce. La majorité d’entre eux dans la ville n’était plus juifs, ceux-ci ne représentaient plus que 4,34 % de la main d’œuvre.
L’agitation était telle que le premier ministre Venizelos vint à Salonique et d’adressa à la population depuis le balcon du Méditerranée Place. La police arrêta cinquante travailleurs au motif qu’ils étaient des agitateurs communistes. La majorité d’entre eux était des Grecs orthodoxes mais il y avait également cinq femmes juives. Elles furent sévèrement battues.
La répression des mouvements de grèves prit un tour tragique en 1936 sous le régime de Metaxas. La police tira sur les manifestants et plusieurs d’entre eux furent tués.
Metaxas
Dans ces conditions de vie extrêmement dures, la faim est toujours présente. Bienvenida parle de sa mère qui parfois n’a qu’un chou pour nourrir sa famille. Elle cite aussi son oncle, boucher comme l’était son père qui, de temps en temps leur donne des os et des petits morceaux de viande. Elle a l’impression de ne recevoir aucune aide de la communauté mais Monsieur Matalon lui rappelle que celle-ci organisait des distributions de charbon.
Ma mère était une femme tellement discrète qu'elle nous disait: regardez, je n'ai pas de quoi vous donner à manger, je vais acheter un chou, je vaiss le laver et le mettre en ....(je suppose en saumure). Que les voisines n'apprennent pas que nous n'avons pas à manger. Et c'est comme ça qu'on survivait. En mangeant du chou. La pauvreté était forte. Mon père avait quatre frères. Un seul d'entre eux nous aidait beaucoup. Il était boucher aussi. Tous les Pitchoun (le nom de jeune fille de Bienvenida) étaient bouchers. Il disait à ma mère, soulève ton tablier, il lui donnait quelques petits os (je suppose des bouts de cotelettes) pour faire un repas.
Et malgré ces difficultés, Bienvenida garde de la Salonique d’avant-guerre, un souvenir lumineux. Elle dit « que cosa era Salonique antes de la guerra ». Elle avait gardé la mémoire des chansons d’amour, celle des fiançailles et des mariages. Celui-ci restait la grande affaire des familles. Il fallait économiser pour constituer un trousseau et dans les familles qui comptaient plusieurs filles la tâche était extrêmement difficile pour les mères.
Les occasions de se distraire n’étaient pas nombreuses. Il fallait tenir compte de la réputation des jeunes filles et des moyens disponibles. Bienvenida n’allait pas au cinéma, c’était trop coûteux. Elle n’avait pas la radio non plus. D’ailleurs très peu de foyers en était pourvu. Le dimanche, un ami qui jouait du oud venait à la maison et on dansait.
Les fêtes de mariage étaient nombreuses ce qui permettait à la jeunesse de se distraire en fin de semaine.
Le seul jour où nous ne travaillions pas c'était le dimanche. On travaillait tous les jours. Nos fêtes nous ne travaillions pas Roshe Shana, Kippour. Nous n'avions pas de radio à cette époque, ma soeur avait une connaissance qui avait un oud. Il venait tous les dimanches et jouait. Et nous qui étions jeunes, nous dansions. Mais seulement le dimanche parce que tous les autres jours nous travaillions. J'avais un petit ami mais mes soeurs n'étaient pas d'accord et elles me corrigeaient.
Nous étions jeunes. Il y avait des après-midi dansants. C'est là que nous avons appris à danser. Il y avait des dancings. Ainsi passait la vie. Il y avait des cinemas. Dans différents quartiers juifs il y avait cet usage de laver les laines avant les mariages. Quand nous apprenions qu'il y avait une fête dans tel ou tel quartier nous y allions pour avoir du bon temps. Nous étions parmi les meilleurs danseurs. Le meilleur était Moshiko Nar, il y avait un chrétien qui avait une jambe en bois. On restait bouche bée quand on le voyait danser.
Nikos Tzannis Ginnerup, architecte, musicien, musicologue, a pu réaliser des enregistrements des chants dont Bienvenida se souvenait. Il a accepté de me les transmettre et je les copie ici. C’est un témoignage exceptionnel dans la mesure où, contrairement aux enregistrements modernes des chants sépharades, il est donné par une personne pour qui ces chants ne sont pas de l’archéologie musicale. Je joins également des extraits de Bienvenida Aguado qui n’est pas de Salonique mais de Smyrne Ces enregistrements ont été effectué par la musicologue Susana Weich-Shabak . On y remarque la micro-tonalité qui rapproche du Cante Jondo et de la musique turque. Nikos est un spécialiste de ce sujet et je joins ici un lien vers un entretien qu’il a donné à l’initiative du Ministère de la Culture espagnol :
L’optimisme et la bonne humeur de Bienvenida m’impressionnèrent beaucoup lorsque je l’ai rencontrée. Elle avait connu la grande pauvreté, elle avait été déportée dans les premiers convois et était resté longtemps à Auschwitz où elle avait été enrôlée pour les expériences médicales de Carl Clauberg. Elle avait survécu, se maria et eu un fils Haïm Mano, professeur d’économie et de marketing à l’université du Missouri à Saint Louis. Un des articles du professeur Haïm Mano a pour titre : « Inherent Biases in Decision Support Systems: The Influence of Optimistic and Pessimistic DSS on Choice, Affect, and Attitudes ». Je suis persuadé que c’est l’optimisme fondamental, la pulsion de vie exceptionnelle de Bienvenida qui lui ont permis de surmonter toutes les épreuves qu’elle a traversées.
Les enregistrements de Bienvenida Mano effectués par Nikos Tzannis Ginnerup
Merci pour cet éclairage sur ces aspects peu connus de la vie à Salonique. Beaux documents.