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Photo du rédacteurMaurice Amaraggi

Ce que l'étude de l'extermination des Juifs de Salonique dit du temps présent

J’ai participé le dimanche 21 novembre à un colloque organisé par l’Institut Wiesel sur Salonique et je remercie Sandrine Swarc de m’y avoir invité pour parler de la destruction de Juifs de la ville. Malheureusement le sujet est tellement complexe, surtout si l’on s’adresse à un public peu au fait de l’histoire de la Grèce et des Balkans que le temps de vingt minutes qui m’était imparti n’a permis que l’évocation des prémisses de la question. Le déroulé de l’occupation et des phases principales qui conduisirent à la déportation sont des points factuels, documentés, des dates et des évènements qui marquent l’histoire. C’est évidemment un passage obligé, mais c’est celui à partir duquel il faut réfléchir sur la singularité de ce qui s’est passé à Salonique, alors que le modus operandi de la déportation y est appliqué de la même façon routinière qu’ailleurs et par les mêmes hommes que l’on retrouve partout de Paris à Budapest exécutant la même besogne.

Or à Salonique plusieurs points me paraissent très particuliers, ouvrant sur une réflexion contemporaine.


Le premier est celui de l’organisation de l’occupation en Grèce.

Comme on le sait, le sud du pays fut placé sous administration italienne, le nord-est revint aux Bulgares et les Allemands gardèrent sous leur contrôle le Pirée, Salonique et la Macédoine.


Le sort des Juifs dans ces trois territoires ne fut pas identique. On sait que l’occupant italien refusa d’appliquer les lois raciales allemandes malgré les fortes pressions exercées. Il était possible de se réfugier dans le sud de la Grèce jusqu’à la capitulation de l’Italie et l’entrée des troupes allemandes à Athènes.


La Bulgarie eut pendant la guerre une position double. Elle évita la déportation de ses nationaux mais déporta de façon très barbare, les Juifs des territoires qu’elle occupait, directement vers le camp d’extermination de Treblinka.


Les Allemands appliquèrent évidemment leur programme d’assassinat de masse par la déportation vers Auschwitz Birkenau.


Ces trois traitements différents montrent qu’il y avait un degré d’opposition possible aux ordres nazis.


Le deuxième point réside dans la différence d’attitude de la population grecque à Salonique et à Athènes.


Pour avoir une chance de survivre, les Juifs devaient compter sur l’appui de leurs voisins. Il fallait pouvoir se cacher. A Salonique, moins d’une dizaine de familles eurent ce privilège. Il fallait soit quitter la ville pour le maquis en montagne soit se réfugier à Athènes, en zone italienne où, même après la capitulation italienne, les Juifs purent encore bénéficier d’un réseau d’aide qui leur permit de se cacher et de survivre.


Il y eut donc deux attitudes fondamentalement différentes des « bystanders ». Il semble évident qu’à Salonique, le départ des Juifs de la ville, le pillage de leurs biens et propriétés étaient accueillis favorablement par la population ou pour le moins avec indifférence. A Athènes en revanche, se développa une certaine forme de solidarité.


Le troisième point porte sur le questionnement de l’absence de contacts entre les dirigeants de la Communauté à Salonique avec les résistants de l’EAM.


Yomtov Yakoel, le conseiller juridique de la communauté pendant l’occupation ne cite jamais la résistance dans ses mémoires. On en est réduit à la supposition que celle-ci, émanation du parti communiste suscitait pour les dirigeants juifs une sorte d’horreur. J’ai interviewé deux survivants proches des milieux communistes, David Saltiel et Moïse Eskaloni qui furent tous les deux mis en garde par leurs amis syndicalistes. Ils les incitèrent à ne pas obéir aux ordres allemands et à quitter Salonique pour le maquis.. Il faut rappeler qu’en 1942 les tueries en Pologne étaient connues à Londres. La BBC fait mention du meurtre de 700.000 personnes dans une émission de juin 1942. Il est impossible que personne à Salonique n’ait été à l’écoute de Londres. Jacques Stroumza, le premier violon de l’orchestre d’Auschwitz écrit également avoir été prévenu du danger à accepter la déportation. Il n’y a pas cru et était confronté en outre à l’absence de solution pour cacher sa famille. L’information était clairement disponible. Il est difficile de croire que les responsables de la Communauté n’en aient rien su. Ils ont sans doute estimé jusqu’au bout qu’il était possible de négocier.



Le quatrième point qu’il ne m’a pas été possible d’aborder est celui relatif au traitement des survivants, une fois la guerre terminée.

Non seulement l’état grec ne fit rien pour organiser le retour des déportés, mais il tenta de le freiner. Pour certains d’entre eux le retour n’était même envisageable qu’à pied.

Une fois revenus à Salonique, se posa le problème de la récupération des propriétés qui avaient été remises « à la garde » d’administrateurs proches de l’occupant.


Le retour des survivants n’était clairement pas une option qui avait été envisagée. Bien qu’une loi ait été passée par le premier gouvernement Papandreou le 26 octobre 1944 pour la remise de leurs biens aux premiers propriétaires, elle ne fut pas appliquée. Il fallut attendre décembre 1945 pour qu’une nouvelle loi tranche de façon définitive la question en faveur des survivants et de leurs descendants. Cependant, il faut noter que ceux-ci durent acquitter une taxe proportionnelle à la valeur de leurs biens. On peut mesurer la charge que celle-ci devait représenter pour ceux rentrant d’Auschwitz dans le plus grand dénuement. Jusqu’en 1949 l’état grec continua à gérer et encaisser les loyers des propriétés qui n’avaient pas encore été revendiquées. Celles-ci furent finalement transmises à une société de gestion de la Communauté mais les fonds perçus jusqu’au moment du transfert restèrent acquis à l’état.


Le cinquième point qui découle des considérations précédentes et qui est, à mes yeux le plus important est celui de l’inclusion ou plutôt de l’exclusion de l’histoire de la destruction des Juifs de Grèce dans le roman national.


La Grèce, telle que nous la connaissons aujourd’hui est un état récent construit autour de deux axes fondamentaux. Le premier, fictionnel est celui de l’apparentement avec la Grèce de l’Antiquité, ses différentes cités qui s’opposent, avec sa gloire et sa renommée. Le second est celui de la religion orthodoxe et sa lutte contre l’Islam des occupants ottomans et contre le judaïsme déicide. Les guerres d’indépendance et les transferts de populations qui virent se croiser les orthodoxes de Turquie et les musulmans de Grèce exacerbèrent le nationalisme et l’exaltation d’un ethnicisme virulent dans lequel il n’y avait pas de place pour la forte minorité juive de Salonique. La déportation de celle-ci, trente ans après la reconquête de la ville par la Grèce, fut donc accueillie avec satisfaction par les autorités collaboratrices. La disparition de la trace la plus importante de cette présence incongrue, exogène à savoir le cimetière juif, fut demandée par l’administration grecque et consentie par l’occupant qui voyait là une occasion de cultiver une bonne entente avec les élites locales. Les travaux furent menés avec un zèle extraordinaire par les employés de la mairie pour le plus grand bien des marchands de pierres. Celles-ci se retrouvent dans la plupart des édifices importants de la ville et notamment dans la basilique Saint Dimitri qui avait été détruite en partie par l’incendie de 1917.

Il y eut donc à Salonique un grand « remplacement » de populations animé par des thèses nationalistes, ethniques et religieuses, de nature à nous faire réfléchir lorsque des leaders politiques déroulent un roman national, une fiction bâtie à partir des choix qu’ils opèrent dans le passé, par la sélection de moments d’histoire agencés pour servir leurs idéologies et leurs luttes pour le pouvoir.

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