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Photo du rédacteurMaurice Amaraggi

El mazal bueno de Alberto Carasso. La bonne fortune d'Alberto Carasso

Dernière mise à jour : 5 juin 2020




Mon premier voyage à Buenos Aires a coïncidé avec la préparation de mon film sur Salonique. Ce fut un choc de découvrir cette ville avec son mélange d’architecture très moderne et ses quartiers portant encore les traces des différentes immigrations qui étaient venues chercher une vie meilleure dans un pays immense et vide et qui étaient un des plus prospères du monde.

Je cherchais des archives nouvelles sur la Salonique d’avant-guerre et j’ai pensé que peut-être j’en trouverais chez les éventuels descendants des Saloniciens argentins.

On parut étonné par mes questions à la synagogue sépharade et on me renvoya vers Alberto et Francisca Carasso. Ils me reçurent avec une très grande gentillesse, me firent rencontrer Nina Molho, la fille du rabbin Michael Molho, le premier historien et témoin des années d’occupation allemande et de la destruction du cimetière de Salonique. Son ouvrage « In Memoriam » est la pierre angulaire de tous les travaux historiques sur l’extermination des Juifs de la ville.

Lors de cette rencontre Alberto me raconta comment sa famille émigra en Argentine.

Ce qui fut déterminant dans le départ de son père, fut la question du service militaire et de conscription auxquels il risquait d’être soumis une fois la ville redevenue grecque en 1912. Il était né en 1900 et ses parents avaient profité de la destruction des archives municipales lors de l’énorme incendie de 1917 pour le rajeunir officiellement de deux ans lors du renouvellement de ses papiers. Ils prévoyaient un éventuel appel sous les drapeaux.

Cette petite manipulation d’état civil fut assez courante à cette époque.

Sous l’empire ottoman, les Juifs de Salonique étaient dispensés, moyennant payement, de tout service militaire. Ils avaient vécu à l’abri des principaux conflits européens.

La Grèce était entrée tardivement dans la première guerre mondiale après une longue neutralité qui avait cependant permis le débarquement des armées française et britannique à Salonique. Le 22 janvier 1918 Venizelos avait signé un ordre de mobilisation générale qui finalement ne fut pas exécuté, la guerre se terminant. Joseph Carasso, le père d’Alberto a évité de justesse les guerres balkaniques des années 20 grâce au rajeunissement de son état civil. Mais ces conflits qui se concluent par ce que l’on appelle la catastrophe d’Asie Mineure, c’est-à-dire par un échange massif entre les populations musulmanes de Grèce et celles orthodoxes de Turquie vont entrainer un changement radical du peuplement de Salonique. Jusque là, peu de choses avaient changé. A la prise de la ville, les autorités grecques avaient compris que pour gagner à leur cause la population de la ville, il fallait maintenir une grande autonomie de la communauté juive. Le jour férié hebdomadaire restait le samedi, les inscriptions en judéo-espagnol ornaient les devantures des magasins, une représentation minimale était de facto garantie à la Communauté au sein du parlement.

L’incendie qui détruit une bonne partie de la ville va permettre de modifier son caractère, et l’arrivée massive des réfugiés grecs en 1923 permet de réellement helléniser la ville. Le repos hebdomadaire se fera désormais le dimanche et un vaste programme d’apprentissage obligatoire du grec est lancé. Sous le monde ottoman, la situation était presque opposée. D’après Nehama, les Turcs considéraient comme suspecte la volonté d’apprendre le turc au-delà d’un usage minimal. Cela montre bien la différence de conception des deux sociétés. Avant la reprise de la ville, les Juifs avaient manifesté ouvertement leur préférence du statu quo ce qui avait ulcéré les Grecs de la ville. C’est bien dans cette optique qu’il faut comprendre l’émigration massive que connaît la ville après 1912, émigration dans laquelle s’inscrit le départ du père d’Alberto. Il avait été à l’école italienne qui était très en vogue et assurait une formation commerciale. Il choisit donc de partir pour Milan. Il se fit engager dans une entreprise qui fabriquait des boutons. Il y réussit très bien et put faire venir ses parents. Son père avait perdu son commerce de quincaillerie dans l’incendie de 1917. Rien ne le retenait à Salonique.

Joseph italianise son prénom et devient Vitale Carasso. Il épouse sa cousine germaine Rachel Saltiel, ce qui était assez fréquent à Salonique. Il crée sa propre usine de boutons qui prospère. Ses deux frères Jacques et Lazare le rejoignent. Il a deux enfants Esther et Alberto. Au milieu des années 30 son entreprise, « Vitale Carasso » emploie trente personnes.







Outre les boutons, elle fabrique des accessoires de couture et des pièces pour machines…à faire des boutons. Elle prospère au milieu du fascisme italien.

Celui-ci jusqu’en 1938 ne montre aucune caractéristique antisémite. La péninsule comptait à peine quarante mille Juifs et Mussolini les associe à l’histoire de la nation. Il déclare en 1929 à l’occasion du Concordat avec le Vatican :

Les Juifs ont habité Rome depuis le temps des Rois, peut-être que ce sont eux qui ont fourni des vêtements après le viol des Sabines. Ils étaient 50 000 du temps d’Auguste, et ils ont demandé à pleurer sur le cadavre de Jules César. Ils resteront ici en paix

Il ridiculise les campagnes antisémites allemandes. Plusieurs Juifs occupent des positions éminentes, et il a un fils de l’une de ses maitresses juive, Margherita Sarfati. Celui-ci est tué au combat à 17 ans et Mussolini écrit son éloge funèbre dans Popolo d’Italia :

Il y a, en vérité, quelque chose de religieux, de poétique, et de profond dans le sacrifice de ces jeunes hommes. La voix de leur Patrie doit résonner dans leurs âmes avec des accents et des rythmes dont nous ne savons rien… Un garçon qui a encore à peine acquis une connaissance, rien « pris » de la vie, a tout donné : le présent et le futur, ce qui est et ce qui aurait pu arriver. Ceci signifie qu’il doit y avoir en lui cette vraie volonté de renoncement qui est le secret et le privilège d’un grand amour.

En 1932 il déclare : La race ! C’est un sentiment, non une réalité ; 95 %, au moins, est un sentiment. Personne ne me fera jamais croire que des races purement biologiques peuvent exister aujourd’hui. » Après avoir attaqué l’antisémitisme allemand, Mussolini déclara : « L’antisémitisme n’existe pas en Italie… Les Juifs italiens se sont toujours comportés en bons citoyens, et ils se sont battus avec courage pendant la guerre. Ils occupent des positions à la tête des universités, dans l’armée, dans les banques. Beaucoup sont des généraux. Jusqu’en 1937, environ un an avant le passage de la législation raciale, Mussolini dit à l’éditeur de Il Progresso Italo-Americano, Generoso Pope :

Vous êtes autorisé à signaler que les Juifs d’Italie ont reçu, reçoivent et continueront à recevoir le même traitement que celui accordé à tout autre citoyen italien, que je n’ai en tête nulle forme de discrimination raciale ou religieuse, et que je reste fidèle à la politique d’égalité devant la loi et de la liberté de culte .

Ce qui change à partir du milieu des années trente, c’est la volonté d’établir un empire à la fois colonial et méditerranéen, de construire un homme nouveau à partir de la notion d’une Italie prolétarienne, de saper la bourgeoisie considérée comme une catégorie politico-morale, pessimiste, égoïste et parasite. Il dit : « l’ennemi de notre régime a un nom : borghesia ». Or les Juifs italiens, malgré leur petit nombre, avaient acquis un poids économique et une présence non négligeable dans l’intelligentsia et l’économie du pays. En 1938 la presse antisémite s’aligne sur les campagnes menées ailleurs en Europe sur le même thème et demande la réduction de la présence juive à hauteur de sa proportion dans la population. Elle est identifiée à cette bourgeoisie ennemie du nouvel homme fasciste que le régime entend glorifier. Tout est en place pour le passage de lois sur la défense de la race. En outre celles-ci vont permettre la consolidation de l’entente avec l’allié allemand.

Le 18 septembre 1938 ces lois sont édictées. Vitale Carasso n’a plus le droit d’administrer son entreprise. Il lui est interdit d’employer du personnel aryen.









Il faut se remettre en marche, partir à nouveau. Emigrer.

La famille fait des choix différents. Les parents de Vitale choisissent de retourner à Salonique emmenant avec eux sa jeune sœur qui, comme le veut la tradition devra veiller sur ses vieux parents. Sans doute optent-ils pour une ville où ils pensent être à l’abri du fascisme tel qu’ils le voient à l’œuvre. Ils n’imaginent pas la Grèce touchée par les évènements qui se préparent. C’est un choix qui s’avèrera catastrophique.

Jacques et Lazare Carasso, les frères de Vitale partent pour l’Egypte. Après six mois ils sont expulsés. Ils reviennent en Italie et gagnent clandestinement la Suisse où ils demeurent internés dans des camps de réfugiés jusqu’à la fin de la guerre.

Vitale et son beau-frère Joseph Saltiel pensent pouvoir rejoindre la Canada via l’Angleterre où Vitale a fait transférer le montant de la vente de son entreprise. Ils obtiennent un visa de sortie en payant un dessous de table à l’administration et parviennent à embarquer au début de 1939 à Gènes sur un bateau qui doit rejoindre l’Angleterre via des escales à Marseille, Tanger et Lisbonne. Malheureusement, après l’escale de Marseille, le capitaine est informé que, sans visa en bonne et due forme, ses passagers ne pourront pas entrer en Angleterre. Il débarque la famille Carasso à Tanger où ils obtiennent des autorités françaises, le Maroc étant sous protectorat français, un permis de séjour de six mois. C’est une époque où toutes les portes se ferment aux réfugiés juifs fuyant les pays de l’Axe. La conférence d’Evian convoquée en 1938 par Roosevelt pour résoudre le problème des réfugiés confirme la fermeture des frontières. Les pays d’Europe occidentale se disent saturés. Le président australien déclare :

« N’ayant aucun réel problème racial en Australie, nous ne sommes pas désireux d’en importer en encourageant une large immigration étrangère ».

Le délégué canadien interrogé sur le nombre de réfugiés que son pays pourrait accueillir répond : « Un seul serait de trop »



La situation est catastrophique pour les Carasso. Ils reçoivent un ordre de police de quitter le territoire à l’issue des six mois accordés. Vitale et son beau-frère se rendent de Tanger à Casablanca pour essayer de fléchir les autorités. Une démarche qui se solde par un échec. A l’issue de ces négociations ils s’asseyent à la terrasse d’un café et discutent en judéo-espagnol des soucis qui les accablent. S’ils parlent français et italien ils ont gardé comme langue vermiculaire le judezmo qui se parlait à Salonique. Un de leurs voisins de terrasse les interpelle, surpris d’entendre cet espagnol archaïque qu’il entend pour la première fois. Vitale lui explique Salonique et le monde sépharade du Levant. Leur voisin est le médecin du consul d’Argentine à Casblanca. Il est passionné par ce qu’il vient d’entendre. Le monde hispanique était pratiquement dans l’ignorance de l’existence des Juifs sépharades. L’édit d’expulsion d’Isabelle la Catholique n’était toujours pas abrogé. Au début du siècle, le consul d’Espagne à Constantinople avait alerté

son gouvernement de la présence de populations hispanophones. Il souhaitait que l’Espagne tire profit de cette particularité pour augmenter son commerce avec la région et lutter contre l’expansion du français. Un sénateur, Angel Pulido, avait lutté pour la reconnaissance des Sepharades. Il avait publié un livre : «Españoles sin patria y la raza sefardita». Ses efforts étaient restés vains et confidentiels.











C’est donc une très grande surprise pour le voisin de table des Carasso d’entendre cet idiome qui ne connaît pas la jota espagnole et qui reste proche de la prononciation française.

Il intercède auprès du consul d’Argentine et obtient pour Vitale et sa famille un visa de tourisme pour l’Argentine.

Les Carasso gagnent l’Espagne qui émerge de la guerre civile. Ils obtiennent une autorisation de séjour d’un mois. Ils se retrouvent à Cadix à la recherche d’un bateau qui les conduirait à Buenos Aires. Aucun paquebot ne fait la ligne. Ils peuvent embarquer in extremis sur un cargo, le San Antonio qui part pour Buenos Aires. Il n’y a que deux cabines, l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes.


Ils arrivent en Argentine où leur connaissance du judéo-espagnol leur permet de se faire comprendre et de reprendre pied rapidement. Ils trouvent un hangar et relancent une entreprise de fabrication de boutons qui prospère. Plus tard, ils obtiendront le permis de résidence et resteront en Argentine. Alberto y deviendra ingénieur. Il a toujours son passeport grec dont chaque renouvellement à Buenos Aires est une nouvelle péripétie.

Le judezmo, cette vieille langue qui maintenant a pratiquement disparu fut l’élément salvateur de la famille d’Alberto. Ce fut la clé qui ouvrit une des rares portes par laquellela famille put échapper au désastre qui s’abattait sur l’Europe.



Alberto Carasso et Francisca son épouse. A Buenos Aires


Mes plus grands remerciements à Alberto et Francisca Carasso pour leur gentillesse constante et l'aide qu'ils n'ont cessé de m'apporter dans mes recherches

Mes remerciements à Bétatrice Saltiel qui fait un travail extraordinaire sur la généalogie des Saltiels, famille liée aux Carasso


Sur le fascisme italien:

  • Renzo De Felice, Storia degli ebrei sotto il fascismo, Turin, Einaudi, 1961 ; Meir Michaelis, Mussolini and the Jews, Oxford, Clarendon Press, 1978.

  • R. De Felice, Mussolini il duce, vol. 2 Lo Stato totalitario 1936-1940, Turin, Einaudi, 1981.

  • La récente historiographie française sur le fascisme italien a adopté cette périodisation, en considérant la fin des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale comme des témoins d’une distincte « radicalisation du régime ». Voir Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 718-757. Voir aussi Marie-Anne Matard-Bonucci et Pierre Milza (dirs.), L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste, Paris, Fayard, 2004.

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