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  • Photo du rédacteurMaurice Amaraggi

Le jeune homme qui portait des lettres d’amour.

Dernière mise à jour : 12 sept. 2020


Isaac Yossif

Les prémisses de la fuite:


Asher Moissis, un ancien dirigeant de la communauté juive de Salonique cite, dans un passage de ces mémoires parues en 2011, Pepo Iossif à propos d’un épisode qui a eu un impact important dans la déportation des Juifs de Grèce. Lorsque Salonique fut occupée Moissis quitta la ville pour Athènes. Il échappa ainsi aux mesures raciales qui furent rapidement édictées etaux suites qui sont connues Mais à la capitulation de l’Italie, lorsque les Allemands entrent à Athènes, les Juifs de la ville sont rattrapés par la menace. Ils savent ce qui les attend. Ils organisent, avec l’aide de la résistance une sorte de kidnapping du rabbin de la ville qui allait être désigné pour diriger le Judenrat. Ils compliquent ainsi le modus operandi de la déportation qui s’appuie sur l’implication des dirigeants de la communauté dans la préparation et l’organisation des rafles. Comme les Juifs sont sommés de se présenter chaque vendredi à la synagogue, Yomtov Yakoel, Elias Levis, Asher Moissis et Pepo Iossif forment le projet de faire dynamiter la synagogue. Ils prennent contact avec la résistance. Malheureusement celle-ci considère que cette opération devrait être une source de financement. Elle réclame deux cents souverains d’or pour exécuter la mission. C’est Pepo Iossif, un Salonicien établi à Athènes depuis1932 qui est chargé de rassembler cette somme énorme. Il n’y arrive pas. La synagogue ne sera pas détruite. C’est là que les Juifs Athéniens seront réunis, puis déportés en Pologne. Les mémoires de Moissis précisent que Iossif survécut, et Raphaël Moïssis qui édita les textes de son père eut la gentillesse de me mettre en contact avec son fils, Isaac qui me raconta l’histoire de son évasion d’Athènes. C’est un récit extraordinaire parce que la voie empruntée a permis à environ mille Juifs de quitter la Grèce occupée pour la Palestine.


Peppo Yossif, le père d'Isaac


Isaac avait environ une quinzaine d’années en 1942. Sa famille vivait à Filothei, une banlieue résidentielle d’Athènes. Pepo Iossif représente des laboratoires pharmaceutiques. Il a une imposante bibliothèque. Son fils est un mélomane. Il étudie le français et se souvient d’avoir eu des cours privés avec Mademoiselle Amaraggi. Lorsque je lui ai écrit, mon nom fait resurgir chez lui ce souvenir d’enfance. Les adolescents du quartier fréquentent un homme arrivé depuis peu, Georgios Provelenghios, un communiste convaincu, membre de la résistance. Un personnage hors du commun. Il a combattu contre les Italiens et les Albanais et lorsque l’armée grecque est défaite par les divisons allemandes, il fait retraite, seul. Il marche de Macédoine à Athènes pendant plus d’un mois, se cachant pour éviter d’être fait prisonnier. A Filothei, où il vit dans la clandestinité, il soigne une tuberculose contractée pendant cette longue marche épuisante. Il passe le plus clair de son temps au lit. Il enseigne le communisme aux jeunes gens qui viennent le voir. Il essaye de tromper son ennui et lit beaucoup. Isaac fait partie de la petite bande qui le visite. Il lui apporte des livres qu’il prend dans la riche bibliothèque de son père. Georgios Provelenghios apprécie Isaac et lui demande de lui rendre quelques services. La jeune femme dont il est amoureux vit à Athènes, dans un autre quartier où il ne peut se rendre. Il y serait immédiatement arrêté. Il demande à Isaac de lui porter des lettres, des billets amoureux. C’est le fils de Georgios qui me raconta ce détail. Sans doute Isaac ne connaissait-il pas la teneur des lettres qu’il remettait à une jeune femme à l’autre bout de Filotheï. Elle lui donnait à son tour des enveloppes à porter.


Georges Provelenghios


La présence dans le quartier de Provelenghios, personnage très particulier, ou alors son petit séminaire éveillèrent des soupçons. Un jour qu’Isaac, des livres sous le bras, franchissait la porte du petit jardin de la maison refuge, il fut interpellé par un officier de la Gestapo. L’homme était assis à côté du chauffeur d’une voiture qui s’était arrêtée à sa hauteur. Isaac dut s’asseoir sur la banquette arrière, à côté d’un officier en civil, le traducteur de l’équipe. La voiture s’éloigna et s’immobilisa plus loin dans la rue, là où les policiers pouvaient observer la maison de Georgios. Son fils m’apprit plus tard que celui-ci avait assisté de loin à toute la scène et n’était pas rentré chez lui.

Dans la voiture Isaac dut répondre à plusieurs questions ; son identité, ses nom, prénoms, ce qu’il faisait là. Une fois ces formalités terminées ce fut un silence angoissant pour le jeune garçon. Il se souvint que son père lui avait dit que pour les Allemands Wagner était le plus grand des compositeurs. Presque pour tromper sa peur Isaac se mit à siffloter l’ouverture de Tannhaüser. Les mots qui suivent sont ceux d’Isaac pour décrire la scène : « l’officier SS, un beau jeune homme, se tourna vers moi comme s’il avait été piqué par une mouche TséTsé. Il donna l’ordre à l’interprète de me demander si je savais quel était l’air que je sifflotais. » Isaac répondit : « évidemment, il s’agit de l’ouverture de Tannhaüser, de Wagner. A ma connaissance il n’y a pas plus grand compositeur que lui ».

L’officier SS, sans bouger la tête, ouvrit la porte de la voiture et dit à Isaac de sortir.

Ce jour là, Richard Wagner sauva la vie d’Isaac Yossif.

Après cet épisode la situation de la famille Yossif devenait de plus en plus dangereuse. Ils ne pouvaient plus rester à leur domicile. Pepo Yossif décida de séparer sa famille et placa chacun de ses membres chez des amis orthodoxes. Seul lui savait où ils étaient, augmentant ainsi les chances de survie au cas où l’un d’entre eux serait dénoncé ou arrêté. Il avait des contacts avec la résistance grecque parmi laquelle on compte quelques personnages remarquables. Ce sont eux qui permirent à la famille de rester en vie et, plus tard de quitter la Grèce. Le premier d’entre eux est le chef de la police d’Athènes Angelos Evert, qui donna le change aux Allemands par une collaboration diligente, mais qui en même temps faisait de fausses cartes d’identité pour les agents alliés et pour les juifs qui le contactaient. Angelos Evertsera reconnu Juste parmi les Nations en 1969.


Angelos Evert


Exemple de fausse carte d'identité délivrée par les services d'Angelos Evert


C’est ainsi qu’ Isaac Yossif devient Nicolaos Papadopouos. Munis d’une identité qui leur permet de circuler, le père d’Isaac et son fils partent en camion se cacher à Exharos, un village de Béotie à 180 km d’Athènes. Ils y restent trois mois, le temps d’organiser leur fuite hors de Grèce, par la mer.


L’attitude des gouvernements turcs et britannique. Le contexte historique. Les acteurs de la filière d’évasion.

La filière que la famille Yossif va suivre est extraordinaire et mérite d’être détaillée. Elle mêle la résistance grecque (ELAM/ELAS), la Haganah, le MI9 britannique et des personnalités turques, grecques et britanniques établies à Izmir et Istanbul.

Elle a été décrite dans le témoignage laissé après guerre par Heinz Ziffer, Viennois d’origine, établi à Izmir, qui contribua au succès de cette entreprise.

Au courant de l’année 1942 il devint évident pour les dirigeants Juifs établis en Palestine qu’une extermination de masse avait commencé en Europe.

Teddy Kollek, futur maire de Jerusalem, écrit dans ses mémoires : « C’est à Istanbul que nous avons entendu parler pour la première fois de l’extermination massive des Juifs. Nous avons vu arriver quasiment […] au compte-goutte à Istanbul des Juifs qui étaient parvenus, d’une manière ou d’une autre, à échapper au camp de concentration. Je n’oublierai jamais leur aspect, ni les choses atroces qu’ils racontaient. […] Nous avons écrit des lettres à Dieu et au monde entier – des milliers de lettres qui sont parties vers tous les pays du monde –, dans l’espoir […] d’ouvrir les yeux du monde sur ce qui se passait en Allemagne. […] Nous avons été les premiers à apprendre ce qui s’était réellement passé. »


Le comité de sauvetage de la Haganah sous la direction de Haim Berl


Haim Berl

Reuven Shiloah. Le premier directeur du Mossad


La Haganah qui deviendra le Mossad par la suite essaya d’imaginer une route d’évasion possible et la seule qui semblait avoir une chance de réussir passait par la Turquie. Pendant la quasi totalité du conflit, la Turquie maintint un statut de neutralité plutôt bienveillante pour l’Allemagne nazie. Les années trente avaient renforcé le caractère nationaliste du régime. En 1935, reprenant le modèle des Etats totalitaires, fut proclamée l’unité du parti et de l’état. Les libertés publiques furent limitées. Les nationalismes procèdent partout de la même façon, le peuple turc fut consacré. Il devait être considéré comme exceptionnel et exemplaire. Le sang turc fut célébré et la « race » turque présentée comme supérieure. En 1934, l’Iskan Kanunu, une loi permettant de déplacer des populations et de réguler les installations fut promulguée. Essentiellement dirigée contre les Kurdes qui résistaient aux directives gouvernementales, elle permit plus tard de refuser l’entrée des Juifs fuyant la persécution. L’antisémitisme populaire se développa. Les Protocoles des Sages de Sion furent édités sous forme de feuilleton dans la revue Milli Inkilap, reprenant des caricatures publiées dans des journaux nazis.



L’Allemagne était le premier partenaire économique du pays. Mais son influence s’arrêtait là où s’affirmait le nationalisme turc. Ce dernier s’accommodait mal des thèses raciales nazies, plaçant les Turcs de façon subordonnée aux Germains. Le rejet des réfugiés Juifs et les mesures très dures prises contre les Juifs turcs s’inscrivent dans la politique nationaliste turque. En 1934 des atrocités furent commises en Thrace conduisant à un exode des Juifs de la région vers Istanbul, et pour un certain nombre d’entre eux, à l’expatriation. En 1941 fut décrété un enrôlement forcé des hommes non musulmans, âges de vingt-cinq à quarante cinq ans pour des travaux en Anatolie Centrale, sur les routes et les carrières. Le 11 novembre 1942 le parlement turc décida le « Varlik Vergisi », un impôt spécial discriminatoire dirigé essentiellement contre les minorités ethniques et confessionnelles. Il dépouilla en grande partie les Juifs et les Chrétiens de Turquie.

En même temps la Turquie universitaire accueillait les élites académique juives allemandes fuyant le nazisme mais elle se ferma par ailleurs, à toute immigration au nom de l’Iskan Kanunu, la loi sur l’installation qui préconisait, entre autres, une immigration réservée aux membres de la race et de la culture turques.

La Turquie promulgua en juin 1938 deux lois destinées à protéger le pays contre l’afflux des réfugiés juifs : la « loi sur le passeport » et la « loi sur le “séjour et le voyage des étrangers en Turquie” ». Ces textes interdisaient respectivement l’entrée ou le séjour en Turquie aux personnes qui n’étaient pas en possession d’un passeport en cours de validité ou d’un certificat de nationalité, toutes choses pratiquement impossibles à réunir pour ceux qui fuyaientt les lois raciales allemandes. On comprend combien, dans le contexte de l’époque, la Turquie souhaitait surtout « se défendre » contre les Juifs et les « Tsiganes » – car l’une des mesures de persécution prises par le régime national-socialiste et les États alliés à l’Allemagne consistait précisément à déchoir les Juifs de leur nationalité.

Le 29 août 1938, le gouvernement turc publia un décret plus explicite encore, explicitement interdisant l’entrée en Turquie « aux Juifs étrangers soumis à des restrictions dans leurs pays d’origine, indépendamment de la religion à laquelle ils appartiennent actuellement ». En reprenant cette formulation, le décret se référait à la législation antijuive de l’Allemagne nationale-socialiste et des États alliés à l’Allemagne, dans leur persécution des Juifs convertis. Les ambassades et consulats reçurent l’ordre de ne pas délivrer de visas pour les Juifs visés par des lois raciales.

Lorsque la France fut occupée, l’immigration vers la Palestine au départ de Marseille et des ports italiens devint impossible. Le trajet depuis les ports bulgares via la Turquie était la seule voie envisageable. La tâche était pratiquement impossible non seulement parce que la Turquie n’autorisait pas l’entrée sur son territoire, mais aussi parce que les Britanniques avaient limité à 75000 le nombre d’immigrants sur cinq ans pour éviter tout désordre avec les populations arabes. Les modalités étaient fixées dans un document appelé Livre Blanc. Ainsi pour toute l’année 1940, seules neuf décisions positives d’octroi de visas de transit pour des familles sont relevées ainsi qu’une autorisation de passage pour 450 enfants germano-juifs et leurs accompagnateurs. En 1941, grâce à l’intense travail de Haim Barlas, accrédité comme représentant officiel de l’Agence Juive, la Turquie assouplit légèrement les règles permettant le transit sur son territoire. Les réfugiés devaient quitter la Turquie dans un délai de quinze jours après leur arrivée. Leur séjour à Istanbul ou dans d’autres villes était limité à vingt-quatre heures. Le non-respect de ces règles ou une entrée illégale en Turquie, entraînait l’expulsion ou des peines de prison. Cette nouvelle règle ne constitua pas une modification fondamentale de l’attitude turque, mais réduisit pour un temps l’ampleur du travail bureaucratique, les consulats – en Hongrie, Roumanie et Bulgarie – ne pouvant remettre de manière autonome que des visas de transit, dans le cadre des quotas qui avaient été fixés.

Devant la difficulté de l’émigration officielle de nombreuses tentatives illégales de départ par bateau s’organisèrent. Elles durent toutes faire face à l’intransigeance britannique refoulant ceux qui n’avaient pas de certificat d’établissement ou les internant à Chypre ou sur l’île Maurice. A l’été de 1941, la Haganah envoya à Istanbul Zvi Yeheli et Ze’ev Schind. Ils achetèrent un petit yacht avec un moteur puissant qui avait appartenu à l’envoyé Danois en Turquie. Cependant ils ne purent trouver un pavillon neutre qui leur aurait permis de prendre la mer. Un moment, ils eurent l’espoir que le Portugal, dont le consul était d’origine juive le leur accorde, mais le gouvernement refusa.


C’est la tragédie du Struma qui finit par faire bouger les positions des protagonistes turcs et britanniques. Le Struma était un paquebot roumain battant pavillon panaméen. Il appareille le 12 décembre 1941 pour Haifa.


Le Struma


Le navire est dès le départ en très mauvais état.L’équipage dit, dans une boutade révélatrice, que seule la peinture sépare la cale de l’eau. Harold MacMichael, le commissaire britannique chargé de la Palestine demande l’interdiction du passage des Dardanelles par la marine turque.Il invoque le risque de propagation de maladies contagieuses et le fait aussi que le nombre excessif de passagers viole les conventions de libre circulation maritime. Hugh Knatchbull-Hugessen, l’ambassadeur britannique lui notifie le refus du gouvernement Turc. Le Struma atteint Istanbul le 15 décembre 1941 avec 769 réfugiés à bord. Une avarie de moteur l’empêche de continuer sa route. Les passagers ne sont pas autorisés à débarquer.


Harold MacMichael


Hugh Knatchbull-Hugessen, ambassadeur de Grade Bretagne en Turquie à côté d'Anthony Eden en 1941


Dalia Ofer décrit dans son livre : « Escaping the Holocaust, illegal immigration to the land of Israël 1939-1944 », les tractations diplomatiques qui conduisirent à la catastrophe.

« Quelques jours après l’arrivée du Struma, l’assistant du directeur général des affaires étrangères turques rencontra l’ambassadeur britannique pour lui exprimer le désagrément que la Turquie avait à traiter cette affaire. Il était prêt à faire repartir le bâtiment vers son port d’origine malgré les lois internationales mais il craignait que le bateau ne sombre dans les eaux turques, forçant ainsi le pays à héberger ses passagers. La Turquie était cependant disposée à délivrer un visa de transit pour autant que les Britanniques acceptent l’immigration en Palestine. La réponse de Hugh Knatchbull-Hugessen fut ambiguë et fit penser au fonctionnaire turc que sa proposition serait accueillie favorablement. »

Il lui dit :

"His Majesty Government did not want these people in Palestine; they have no permission to go there, but from the humanitarian point of view I did not like his proposal to send the ship back in the Black sea. idf the Turkish Government must interfere with the ship on the ground that they could not keep the distressed Jews in Turkey, let her rather go towards the Dardanelles. It might be that if they reached Palestine, they might, despite their illegality receive humane treatment"

MacMichael fut furieux de cette possibilité laissée ouverte par l’ambassadeur. Il lui fit répondre :

"It is most important both from policy and security points of view that these illegal immigrants should be prevented from coming to Palestine. I find it difficult to write with moderation about this occurrence, which is in flat contradiction of established Government policy, and I should be very glad if you could perhaps even now do something to retrieve the position and urge that the Turkish authorities should be asked to send the ship back to the Black Sea as they originally proposed"


Les Britannique craignent par dessus tout que le bateau arrive en Palestine et établisse un précédent. Lord Moyne, le Colonial Secretary ( qui sera plus tard assassiné par le groupe Stern) "ironise: « pourquoi ne pas admettre sur le Struma pour motif hunanitaire, les dizaines de milliers qui attendent et qui seraient plus qu’heureux de rejoindre ceux du Strouma »


Lord Moyne


Les certificats d’immigration furent donc refusés et tout fut fait pour que les passagers soient empêchés de continuer leur voyage. Face aux pressions américaines le 15 janvier la Grande Bretagne autorisa les enfants et les adolescents à immigrer en Palestine. Les Turcs refusèrent le débarquement.

L’équipe de la Hagana sur place essaya, sans succès de porter secours aux passagers du navire. Ze’ev Schind justifie son échec comme suit :

"We had the Lilly, but it was useless. it no longer flew the Danish flag, and there seemed to be no country in the world willing to place the boat under its protection. In Palestine people could not understand why we did not transfer at least part of the Struma passenegrs on the Lilly. From fra away, without on-the-scene knowledge of the particulars, this seemde a legitimate complaint. In actual fact, thought, it was impossible. We simply did not have the means to accomplish it. Given the conditin of the Struma, there was only one power that might have helped-the power of the Allies and of the English in particular"


Le 23 février 1942, les garde-côtes turcs remorquèrent le bateau en haute mer où il dériva. Il n’était plus en mesure de manœuvrer. Quelques heures plus tard un sous-marin russe le torpilla. Il n’y eut qu’un seul survivant.


David Stoliar, le survivant du Struma


Ce désastre eut des répercussions en Grande Bretagne. La politique menée avec extrême dureté par le Colonial Office et Lord Moyne fut contestée aux Communes, et critiquée par la presse américaine. Lord Moyne fut remplacé par lord Cranborne qui était favorable à une approche plus humaine et plus souple. A l’hiver 1942 l’extermination des Juifs d’Europe devint une réalité connue par les dirigeants alliés. La Grande Bretagne était cette fois placée devant le devoir non seulement de permettre l’immigration illégale mais également de prêter assistance à ceux qui fuyaient. C’est ce changement de politique qui permit l’ouverture et le fonctionnement de la route d’évasion des Juifs de Grèce vers la Palestine.

Il fut convenu que les Juifs arrivant en Turquie par leurs propres moyens recevraient un visa d’entrée en Palestine. Théoriquement le nombre de ces entrées serait déduit du quota permis par le Livre Blanc.

Dès le début de l’occupation de la Grèce le MI9, la branche des services secrets britanniques en charge des Balkans avait mis en place une filière d’évasion pour leurs commandos et militaires évadés cherchant à quitter la Grèce. Une collaboration s’était établie avec les partisans de l’EAM bien établis dans les îles à Eubée et Chios. Moyennant des livraisons de ravitaillement et de médicaments, les résistants acceptèrent de faire passer les militaires en Turquie, vers Cesmé près d’Izmir, en face de Chios. Le voyage se faisait de nuit, à bord de petits bateaux. C’est cette voie là qui fut utilisée par les Juifs de Grèce pour quitter le pays, une fois ouverte la possibilité d’obtenir un visa pour la Palestine. C’est cette route qu’emprunta Isaac et son père et, quelques mois plus tard sa mère et son frère.

Pour que cette filière réussisse et se maintienne, il fallait une collaboration entre les services secrets britanniques, des membres éminents de la communauté juive d’Izmir et la résistance grecque. Heinz Ziffer cite dans son témoignage l’action d’un personnage exceptionnel, Vladimir Wolfson, attaché naval à l’ambassade de Grande Bretagne et responsable des activités des services secrets en Turquie. Ses petits enfants ont bien voulu partager quelques photos et informations sur cet homme très particulier.


Vladimir Wolfson

Vladimir Wolfson est né à Kiev en 1903 dans une vieille famille juive. Son père était un avocat important introduit dans les rouages du pouvoir. Vladimir parlait un anglais impeccable appris auprès de sa gouvernante écossaise et c’est sans doute l’influence de cette dernière qui en fit un anglophile convaincu. C’était un véritable polyglotte. Outre l’anglais Il parlait le français, le turc, l’allemand, l’italien et l’arabe. A la révolution bolchévique il se trouvait avec son frère à Odessa. La Grande Bretagne y avait envoyé un navire de guerre, le destroyer HMS Grafton pour porter secours aux Russes blancs. On demanda au jeune Wolfson de monter à bord, pour traduire et faciliter la communication avec les Russes. Il semble que pendant des manœuvres du navire, la ville tomba aux mains des révolutionnaires et le Grafton ne put retourner à Odessa. Le capitaine du navire se demanda ce qu’il pouvait faire de ce jeune garçon. Finalement on lui proposa de rejoindre la Marine comme jeune aspirant, ce que fit Vladimir Wolfson . En 1920 le navire revint en Grande Bretagne et en 1922 il quitta la marine et passa au cadre de réserve. Il fut admis à Cambridge dans le cadre d’un programme d’aide aux jeunes officiers dont les études avaient été interrompues par la guerre. Il y rencontra sa future femme, de treize ans plus âgée que lui et l’épousa au Caire où Shell l’avait envoyé. Il sera muté ensuite en Palestine et c’est à Jérusalem que naît son fils, le père de Julian Wolfson dont je tiens ces détails. Le reste de la famille de Vladimir Wolfson parvient à quitter la Russsie et s’établit à Paris. Ce fut un choix funeste, puisqu’elle sera déportée et mourra en Pologne. Seuls Alex, le frère cadet de Vladimir , naturalisé français, ancien combattant et résistant survivra.



HMS Grafton

Rappelé par la Marine en tant qu’officier de réserve pendant la guerre, Vladimir Wolfson était parfait pour assumer le poste d’attaché naval à Istanbul. Sa charge incluait l’organisation é des opérations occultes des services secrets. Parmi les photos transmises par son petit fils il y en a une où il figure sur un bateau de plaisance avec Noel Carlisle Rees, un autre personnage clé dans la filière d’évasion.


Rees était né en 1902 à Smyrne. Sa famille vivait entre Izmir et Alexandrie. Souvent il passait les étés à Rhodes où il avait une villa. En 1940 il fut nommé vice consul de Grande Bretagne et navigua sur son yacht vers l’ile grecque de Chios, juste en face d’Izmir. En 1941, l’île fut occupée par les Allemands, et Rees put fuir vers Cesmé près d’Izmir. Son yacht ayant été réquisitionné par la Royal Navy, c’est à bord d’un petit bateau de pêcheur et de nuit, que Rees, sa femme et sa fille firent la traversée. C’était le début de la ligne d’évasion. Il l’organisa pour permettre la fuite des soldats britanniques blessés. Il connaissait parfaitement la région et parlait parfaitement le grec. Son épouse grecque avait des contacts dans les milieux de la résistance. Il finança sur ses fonds les premiers mois de fonctionnement du réseau avant que celui-ci ne fut officiellement reconnu. Nommé Lieutenant Commander de la Royal Navy et responsable de la section N de renseignement de la Force A du MI9, il établit une base navale secrète à Cesme. Les bateaux de pêche faisaient des allées et venues entre les îles grecques et les côtes turques, défiant les lois. Mais grâce à son influence dans la région et à la corruption des fonctionnaires ses activités purent se dérouler sans entraves. Rees contrôlait toutes ses opérations depuis une maison qu’il possédait à Boudjah non loin d’Izmir où une station radio clandestine fut installée. La filière fonctionna ainsi jusqu’à la libération de la Grèce.

Enfin, Juilan Wolfson m’écrit :

« I have also found a silver cigarette case given to my Grandfather (he was known as Vova to family and friends) in December 1944 in Istanbul. It may or may not be linked to his work that you are interested in. Inside is a business card from a Mr J W Whittall of Whittall and Co Ltd (known as Kenny) in Istanbul. The card inscription says “You did for me. A jolly Xmas and may 1945 take you back to your home and happily installed in a new peacetime job. Just a line to endorse this very small souvenir of our 4 1/2 years work together, which I look back on with much pleasure and satisfaction and in particular to my trip home which you alone were responsible for. Thank you immensely for all”.


La famille Witthall à Istanbul


JW Whittall est un membre d’un groupe familial établi depuis 1809 en Turquie et actif dans l’import export de produits aussi divers que, les pistaches, la laine, l’opium, les peaux, les machines outils. Le groupe est présent aussi dans l’assurance et le transport maritime. C’était une famille très prospère et connaissant parfaitement le fonctionnement des sociétés de l’empire ottoman. On la retrouve associée à des Saltiel de Salonique pour l’export d’opium de Macédoine, à un moment où celui-ci est utilisé en médecine et son commerce légal. Arthur Whitthall faisait partie du personnel consulaire britannique à Istanbul et c’est lui qui délivrait les visas permettant l’entrée en Palestine en collaborant notamment avec Ehud Avriel de l’Agence Juive en Turquie.


Ehud Avriel


Visa pour la Palestine délivré par les services de Witthall


On distingue ainsi un petit groupe britannique autour de Wolfson, engagé à faire en sorte que la filière d’évasion fonctionne et que le départ vers la Palestine se fasse, en accord avec les instructions secrètes émises par Lord Cranborne, sectrétaire d’état aux Dominions Affairs. Celles-ci permettaient l’obtention de visas à tous ceux arrivant en Turquie par leurs propres moyens.

A Izmir, la communauté juive se mobilisa pour accueillir les réfugiés, les abriter, les nourrir et obtenir les documents nécessaires. J’ai pu retrouver les traces de Shabbetaï Shaltiel, le président de la communauté d’Izmir qui avec son jeune assistant Avraham Cicourel mobilisa des moyens logistique considérables pour la réussite des opérations. Shaltiel avait mis en contact les représentants de la Haganah et Raphaël Barki qui s’était échappé de Grèce, Barki avait établi une filière de communication avec son frère resté à Athènes. Grâce à Shaltiel et l’aide des Juifs de Turquie pourtant lourdement frappés par les taxes évoquées plus haut, une somme de cinq souverains d’or pour chaque réfugié transporté fut promise et versée à la résistance grecque.


Shabbetaï Shaltiel et son épouse à Izmir


La traversée vers la terre promise d’Isaac et de son père.

Isaac et son père quittèrent leur cache et Athènes, munis de leurs faux papiers et embarquèrent un soir sur un petit bateau de pêche pour l’île d’Eubée, escale obligée. La résistance y était très puissante et, si le jour les Allemands semblaient contrôler le terrain, la nuit c’étaient les partisans qui étaient maîtres des lieux. Une fois arrivés à Eubée, les Yossif durent gravir une montagne pour rejoindre le maquis, et attendre là plusieurs jours le moment du départ pour la Turquie. Renée Molho que j’ai eu le plaisir de filmer bien plus tard dans la mythique librairie Molho suivit le même chemin. Elle explique combien la montée vers le refuge fut difficile pour elle qui n’avait aux pieds que des sandales mais pour le jeune Isaac et son père ce fut « a piece of cake ». Cependant au cours de son séjour dans le maquis, Isaac fut marqué par le procès expéditif et l’exécution d’un collaborateur.

Vint le moment de l’embarquement dans la nuit noire. Il fallu traverser l’île pour rejoindre la côte face à Cesmé. Renée Molho dit qu’à ce moment, les partisans demandèrent à ceux qui embarquaient d’abandonner leurs avoirs, les drachmes ne leur étant d’aucune utilité en Turquie. Pour elle qui n’avait rien ce fut facile, mais qu’en fut-il pour le père d’Isaac qui devait avoir sur lui des souverains d’or ? Isaac ne s’en souvient pas. Par contre il a toujours le souvenir de sa chute dans l’eau au moment d’embarquer tellement sa précipitation était forte. Le bateau était rempli à ras bord. La majorité de ses occupants étaient, d’après Isaac, des jeunes Grecs, rejoignant les forces alliées. Renée Molho quant à elle écrit qu’il n’y avait que des Juifs pour sa traversée. C’est un détail curieux qui mériterait une explication que je n’ai pas. La résistance était essentiellement communiste, et ceux qui rejoignaient l’armée faisait plutôt partie des mouvances nationalistes, en conflit avec l’EAM/ELAS. En outre, le rapport Ziffer mentionne l’opposition des organisateurs de la filière à son utilisation pour l’évasion d’officiers grecs.

Le bateau toucha terre en Turquie au petit matin, et ses passagers furent emmenés par la gendarmerie locale. Il fallait masquer leur arrivée au plus vite. Un avion allemand s’était écrasé peu de temps auparavant et l’ambassadeur d’Allemagne devait inspecter les lieux. Le traitement par la gendarmerie dut être à ce point rude que le père d’Isaac qui avait quelques rudiments de turc, essaya de protester. Il voulut dire qu’il n’était pas nécessaire de traiter les arrivants comme des animaux. Il utilisa le mot, Hayvan (animal) qui fut pris comme une insulte par un des gendarmes. Il fallut tout l’entregent de Raphaël Barki pour sortir le père d’Isaac de détention. Ils furent logés et abrités par la communauté d’Izmir, jusqu’à l’obtention des visas d’immigration en Palestine. Ensuite ils partirent par train jusqu’à Alep où ils furent mis en quarantaine dans une base britannique. Après celle-ci, ils rejoignirent Beyrouth où vivait Albert Yossif, l’oncle d’Isaac. Il dirigeait les chemins de fer libanais et était un bridgeur émérite, très introduit dans la haute société libanaise. Ils restèrent à Beyrouth quinze jours, avant de rejoindre la Palestine en taxi où ils séjournèrent deux ans. Toute la famille avait échappé à la déportation.

Environ mille Juifs grecs comme Isaac et sa famille, comme Renée Abravanel Molho purent trouver refuge en Palestine. C’est la plus grosse opération de sauvetage dans les Balkans.

J’aurais aimé avoir plus de détails sur la famille Barki, mais malheureusement il semble que ni Raphaël ni son frère n’aient laissé de mémoires sur le rôle capital qu’ils ont joué. Je n’ai pas pu trouver non plus de récit du côté de la résistance. Peut-être des historiens grecs pourront-ils compléter cette histoire.

Shabbetai Shaltiel finit lui aussi par émigrer en Israël après la guerre. Il y rejoignit son fils. Il s’était impliqué avec la même énergie à soutenir la création de l’état israélien dans ses premières années. Ces activités n’étaient pas bien vues par la Turquie. L’émigration était inévitable. Sa petite fille m’a fait parvenir des lettres qu’il envoyait à son fils. Elles sont écrites dans un français parfait, témoignage supplémentaire du rayonnement de l’AIU et de la culture française. J’ai promis de les lui traduire.

Bien des détails devraient compléter ce récit, notamment les parties concernant la résistance grecque et l’articulation pratique des communications et des transports.

Peut-être certains historiens disposent-ils de ces informations.

Je remercie très vivement tous ceux qui m’ont fourni des archives et ont accepté de puiser dans leur mémoire des souvenirs parfois douloureux. Les personnalités juives citées par Heinz Ziffer pour avoir participé à cette opération sont :

Zvi Yehieli (kibbutz Givat Hayim,) Zeev Shind (Kibbutz Hayelet Hashahar,) Ehoud Avriel ( k. Neot Mordehai,) Teddy Kolleg (k. Ein Gev,) Menahem Bader (k. Mizra), Vanya Pomerants (k. Ramat Rahel), Moshe Agami and Berkovits (k. Kfar Giladi).

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