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  • Photo du rédacteurMaurice Amaraggi

L'organisation juridique de l'impunité des criminels de guerre nazis en Grèce.

Dernière mise à jour : 31 janv. 2021


Alois Brunner

Il faut en quelques lignes établir le paysage très spécifique de la Grèce occupée, divisée en trois zones d’administration, l’allemande avec Salonique, l’italienne avec Athènes et le sud, la bulgare avec le nord de la Macédoine.

Si en Pologne et dans l’est de l’Europe les exactions et les meurtres de masse ciblant la population juive furent immédiats, à Salonique par contre la première année d’occupation fut moins extrême.


Max Merten, Dieter Wisliceny, Alois Brunner, trois noms qui concentrent l’attention sur les crimes nazis en Grèce. Leurs complices sont peu ou pas connus notamment du fait de l’adoption des lois qui font l’objet de cette étude. Le système juridique mis et maintenu en place a organisé l’impossibilité des poursuites des criminels qui ont participé à la spoliation et à l’extermination des Juifs grecs. Il s’agit d’un cas qui est unique à ma connaissance. Les pays martyrisés par l’occupation eurent en général à cœur de retrouver et juger ceux qui furent responsables de crimes de masse. En Grèce, un seul procès eut lieu, celui de Max Merten, dans lequel paradoxalement la Communauté Juive ne fut pas accréditée comme partie civile. S’il fut condamné à une lourde peine, il n’eut pas à la subir. Rapidement remis aux autorités allemandes et libéré quelques mois plus tard il termina sa vie sans être davantage inquiété. C’est sur la base de cet unique procès qu’une législation fut promulguée dans le but principal était d’éviter à la Grèce de nouveaux procès similaires.



Les prémisses à Salonique:

Après une année d’occupation qui donnait l’illusion d’une trompeuse sécurité, les véritables maîtres d’œuvre de la déportation des Juifs de la ville, Dieter Wisliceny et Alois Brunner, très proches collaborateurs d’Eichmann, arrivèrent à Salonique. C’était le 6 février 1943 et le 15 mars, partait le premier convoi. Le modus operandi était en place et les déportations allaient se poursuivre pour s’achever le 7 août. La quasi totalité des Juifs de Salonique fut déportée.

Si le commandement militaire avait la haute main sur le pays, l’administration civile était déléguée à des administrateurs portant le titre de Kriegsverwaltungsrat.

Une première alerte avait pourtant agité les habitants de la ville. Sous la direction de l’administrateur de l’époque, Karl Marbach, les hommes de la communauté juive furent rassemblés sur la Place de la Liberté, le 11 juillet 1942 dans le but d’être enregistrés, première formalité du modus operandi de la déportation. Cette journée documentée par les photos de Walter Dick, fut très éprouvante et marquée par des scènes d’humiliations et de sadisme qui furent contre-productives pour la politique de propagande de l’occupant.


Walter Dick devenu après-guerre une icône de la photographie documentaire allemande


Place de la Liberté, juillet 1942


Ce recensement avait en fait été demandé par l’administration grecque de la ville. Elle se plaignait de ne pas compter de travailleurs juifs réquisitionnés pour les travaux commandés par les forces occupantes. Karl Marbach cependant fut considéré comme responsable de cette journée chaotique générant auprès de la population un sentiment de frayeur et de rejet. Marbach fut révoqué et envoyé sur le front de l’Est où il contracta une poliomyélite qui le cloua sur un fauteuil roulant pour le reste de ses jours.


Il fut remplacé par Max Merten, docteur en droit, âgé de 31 ans et entré au parti national socialiste en 1937. Merten arriva dans la ville vers le 6 août 1942. C’était un homme intelligent, il s’employa à entretenir de bonnes relations avec les autorités grecques, les représentants du CICR et son délégué principal, René Burckhardt engagés dans une large opération humanitaire de secours à la population grecque. C’est donc sous l’administration de Max Merten et sous sa responsabilité que la spoliation et la déportation des Juifs de la ville eurent lieu. Merten survécut à la guerre et bénéficia très vite d’un « certificat de dénazification » notamment grâce au bon souvenir qu’il avait laissé à René Burckhardt. Celui-ci envoya une lettre le dédouanant des crimes commis à Salonique. La Grèce après guerre ne se montra pas très active dans sa recherche des criminels de guerre qui avaient opéré sur son sol. En 1948, elle avait demandé l'extradition de 911 d’entre eux, sans grand succès. Seul 470 demandes grecques furent approuvées par le Conseil de coopération des Nations unies après examen. Beaucoup furent rejetées parce que les dossiers étaient mal constitués. Les archives montrent que la justice grecque d'après-guerre n'a officiellement recherché ni Max Merten ni Alois Brunner ou Dieter Wisliceny les deux protagonistes principaux de l’extermination.


Max Merten


L’administration américaine qui détenait Max Merten proposa son extradition à la Grèce en août 1946 mais l'attaché militaire général grec, Thomas Ypsilantis refusa non seulement l'offre, mais fournit plutôt des informations élogieuses sur sa conduite à Salonique. Wisliceny, après sa comparution à Nüremberg fut remis à la Tchecoslovaquie qui l’exécuta après un bref procès. Alois Brunner échappa à toute poursuite et vécut dans un premier temps en Allemagne avant de fuir, d’abord pour l’Egypte et ensuite vers la Syrie de Hafez el-Assad. Max Merten qui avait été responsable de l’expropriation des biens juifs de Salonique était employé en 1952 au service des saisies du ministère de la justice de la République Fédérale, une sorte de continuité historique.


Dieter Wisliceny


A cette époque, seul, les collaborateurs juifs de l’occupation avaient été condamnés lourdement. Douze mille collaborateurs grecs avaient suivi le repli des forces allemandes et souvent les condamnations des pires d’entre eux avaient été des peines légères. Les procès des collaborateurs juifs avaient entrainé une sorte de distorsion de la perception historique, amenant la population à estimer que finalement, les Juifs étaient responsables de leur malheur.


Cette mansuétude envers les criminels de guerre allemands est générale dans les années 50, celles de la guère froide. La République Fédérale qui retrouve la prospérité réhabilite les anciens nazis et les réintègre dans les structures du pouvoir, les militaires condamnés à Nuremberg sont amnistiés entre 51 et 55 (les lois McCloy). C’est pourtant à cette époque peu favorable aux poursuites des criminels de guerre, que la délégation du gouvernement grec dirigée par le procureur général et chef du Bureau des crimes de guerre d'Athènes, Andreas Toussis, ouvrit des négociations bilatérales sur le traitement futur des criminels de guerre allemands en remettant les dossiers de vingt-deux procédures collectives comprenant une liste de cent onze noms dont vingt et un spécifiquement impliqués dans l’extermination des Juifs de Grèce. Parallèlement à ces requêtes, la Grèce mène avec l’Allemagne des négociations en vue d’obtenir des compensations économiques. Le dépôt des dossiers par Toussis a pour seule conséquence la démission, à la demande de sa hiérarchie, de Max Merten qui doit quitter son poste au ministère de la justice.


Si le gouvernement grec était désireux de mettre en veilleuse les poursuites pour crimes de guerre en Grèce, il fallait donner l’apparence de l’intégrité juridique du pouvoir judiciaire. Comme aucune poursuite n’est engagée en Allemagne, Toussis remet à Bonn entre avril et juin 56, 167 dossiers supplémentaires. En même temps le gouvernement Karamanlis s’engage dans des négociations avec l’Allemagne pour des compensations de guerre et des achats d’armes. Ces négociations ne progressent pas. C’est à cette époque que Merten décide de partir en Grèce. Il compte témoigner au procès de son traducteur Arthur Meissner. Par prudence il consulte l’ambassade de Grèce à Bonn et celle d’Allemagne à Athènes qui, toutes les deux le rassurent. S’il va en Grèce, il ne sera pas inquiété.


Le 26 avril 1957, Merten, rassuré part pourAthènes. Est-ce alors, pour faire pression dans le volet économique ou sur celui de la justice que Toussis décide de faire arrêter Max Merten à son arrivée ? C’est un coup de tonnerre à Bonn et un grand embarras pour Karamanlis. A la demande du gouvernement allemand, Karamanlis promet d’accorder une amnistie dès qu’il le pourra après la condamnation inévitable qui conclura le procès.



Max Merten à son procès à Athènes



Konstantinos Karamanlis


Néanmoins l’Allemagne continue à demander la libération de Merten. D’après les archives de la CIA, c’est la crainte que celui-ci ne révèle des crimes et des actes de collaboration commis jusqu’aux plus hauts cercles du pouvoir grec qui motive cette volonté de voir Merten libéré et loin de la Grèce. En Allemagne, Adenauer s’est entouré de nombreux anciens dirigeants nazis parmi lesquels Hans Glopke qui participa à l’élaboration des lois raciales de Nuremberg. Eux aussi redoutent des mises en cause pour crime contre l’humanité. Karamanlis et son ministre de l’intérieur Dimitrios Makris craignent des révélations scandaleuses. Ce dernier essaye notamment d’obtenir un procès à huis clos et travaillera plus tard à l’extradition de Merten.

Karamanlis au centre, Dimitrios Makris à sa gauche


Le mauvais score réalisé par Karamanlis lors des élections de 1958 et la nécessité d’obtenir des aides pour améliorer la situation économique de la Grèce permettent à l’Allemagne d’accentuer sa pression pour que les poursuites visant les criminels de guerre soient arrêtées. Les raisons pour lesquelles le gouvernement allemand déploya une telle énergie pour obtenir la libération de Max Merten restent étonnantes.

Karamanlis obtient finalement un prêt de 200 millions de DM et des armes pour une valeur de 34,6 millions de DM. Ces sommes ne sont pas des réparations mais des prêts. L’Allemagne ne peut concevoir et accepter des réparations qu’une fois réunifiée.

En échange Karamanlis fait passer une loi scélérate qui organisera l’impunité de tout criminel de guerre en Grèce. La loi 3933/1959, soumise au vote peu avant le procès Merten, stipule que toutes les procédures en cours en Grèce contre des criminels de guerre allemands seront clôturées sur simple présentation d’une déclaration du gouvernement fédéral sur l’ouverture d’une procédure préliminaire. Elle excluait cependant ceux qui étaient détenus en Grèce. Il n’y avait qu’une seule personne à l’être. C’était Max Merten !


Cette solution était la moins mauvaise pour le pouvoir en place déjà soupçonné d’être un nid de collaborateurs et qui était menacé par la montée de l’opposition.

S’organise alors à partir du 11 février 1959, un procès spectacle pour lequel une des premières décisions du tribunal fut d’exclure la communauté juive des parties requérantes. A l’issue de cette mascarade, Merten échappe à la peine de mort. Il est condamné à vingt cinq ans de prison, cinq ans de plus que ce qui était exigé par le ministère public. Cette condamnation vise à donner les apparences d’un procès juste. Mais Merten ne restera derrière les barreaux grecs que deux ans et demi, préventive incluse. Un décret-loi 4016/1959 dit loi Merten passe malgré les protestations de l’opposition et de la communauté juive. Il assure son amnistie et son extradition vers l’Allemagne. Ainsi par l’adoption de ce décret-loi et par la loi 3933/1959, la Grèce a organisé l’impossibilité de poursuite pour tout criminel de guerre allemand.

Des copies de tous les dossiers sont envoyées en Allemagne. La mission de Toussis est arrêtée, les dossiers originaux restent conservés à la cour d’appel d’Athènes.

La mise en cause devant les tribunaux de l’occupation allemande et de l’extermination des Juifs de Grèce devient impossible. Le procès Merten n’aura jamais lieu en Allemagne. Il sera libéré et une pension lui sera servie jusqu’à sa mort. Ce dénouement fut évidemment une énorme déception pour la communauté juive grecque.


Quelques mois avant la signature de la convention de dédommagement entre l’Allemagne et la Grèce qui aura lieu le 18 mars 1960, des discussions eurent lieu pour définir les groupes des victimes qui pourraient bénéficier des sommes libérées. Le ministre des affaires étrangères grec, Averoff, signifia clairement à l’ambassadeur allemand Seelos, que le gouvernement grec devait être libre de décider de la manière dont l’argent serait distribué pour éviter « qu’il aille en grande partie aux Juifs et aux communistes ». Cette objection emporta l’adhésion allemande.



Evangelos Averoff Ministre des Affaires etrangères sous Karamanlis


Max Merten de retour en Allemagne continua une campagne de chantage qui visait à la fois les proches d’Adenauer mais également Karamanlis. Le 28 septembre 1960 , le Spiegel fait paraître un article « votre oncle Konstantin » impliquant Karamanlis et son ministre de l’intérieur comme ayant bénéficié des saisies des biens et propriétés des déportés juifs. Cet article crée la panique à Athènes. Le gouvernement fait acheter tous les exemplaires du Spiegel pour qu’aucun ne soit distribué. Les menaces de Max Merten, jamais étayées par des preuves furent suffisantes pour entretenir en Grèce un climat de crise permanente qui conduisit le gouvernement grec à faire des offres « de réconciliation » via son ancien traducteur Meissner. Merten continuait par ailleurs à avoir des relations avec les correspondants grecs des journaux d’opposition qui espéraient obtenir des preuves de la collaboration des hommes au pouvoir. De la lecture de documents déclassifiés de la CIA on comprend que Gertsos et Konordios, des intermédiaires du gouvernement grec, anciens collaborateurs notoires devenus financiers du parti au pouvoir, versèrent une première somme de 100.000 dollars à Merten pour qu’il cesse son action de sape vis-à-vis de Karamanlis et ses proches avec en plus la promesse d’une révision de sa peine. Il semble que Merten aient demandé davantage encore, ce qui fut refusé, ouvrant la porte à de nouvelles campagnes de déstabilisation.




Les soubresauts de la vie politique en Grèce devenaient de plus en plus violents avec notamment l’assassinat de Grigoris Lambrakis. En 1963 , une alliance de centre gauche vient au pouvoir avec Georgios Papandreou à sa tête. Des réformes de démocratisation sont d’abord bloquées par le roi en 1965 et le 21 avril 1967. Les colonels prennent le pouvoir. Ils le garderont pendant sept ans.

Ces années-là virent la propagation d’un antisémitisme d’état appuyé par l’église orthodoxe qui perdura pendant plus de deux décennies. Les discriminations furent telles que le KIS (le conseil central des Juifs de Grèce) se plaignit en 1978 au premier ministre, faisant remarquer que l’armée et l’enseignement étaient fermés aux Juifs grecs et qu’aucune présence officielle n’accompagnait les commémorations de l’extermination.

Lorsque Karamanlis revient au pouvoir après la chute de la dictature des Colonels, il s’attache à faire disparaître les traces compromettantes. Le 16 juillet 1975, il demande au ministre de la justice Konstantinos Stefanakis de vendre aux enchères à des marchands de papier, tous les dossiers relatifs aux crimes de guerres conservés au Ministère de la Justice.


Konstantinos Stephanakis


Cependant, partout en Europe et aux USA, les études sur l’extermination des Juifs d’Europe progressent et les gouvernements sont interpellés sur les questions relatives aux réparations et aux jugements des criminels qui ont échappé aux procès. Ainsi, près de neuf ans plus tard, alors qu’Andreas Papandreou et les socialistes du Pasok ont succédé à Karamanlis, Georgios Alexandros Mangakis, le Ministre de la Justice de l’époque demande un avis juridique à la cour d’appel d’Athènes sur la loi 3933 et le décret 4016 qui ont eu pour effet de suspendre les poursuites des criminels de guerre allemands en Grèce et ont transféré aux autorités allemandes la responsabilité de les juger. L’avis de la cour du 7 mai 1984 est clair. La loi comme le décret peuvent être annulés par le législateur à tout moment. Ils ne sont pas des accords bilatéraux liant les deux pays. La Grèce pourrait donc récupérer la prérogative de poursuivre et juger les criminels qui ont sévi sur son sol. Or, elle ne le fera jamais.



Georgios Alexandros Mangakis


La lutte constamment déçue des Juifs de Grèce pour obtenir justice


La Syrie est devenue terre d’asile pour les pires criminels de guerre allemands. Lorsque la cour d’appel donne son avis, cela fait environ trente ans que Brunner vit à Damas. Il y a une société d’import export, est actif dans le commerce d’armes et conseille le ministère de l’intérieur syrien dans sa lutte contre Israël. Il entretient des contacts avec ses anciens compagnons nazis restés en Allemagne. En 1961, dans un article du Spiegel qui traite de l’enlèvement d’Eichmann, son adresse est révélée. Le Mossad lui envoie un colis piégé. Il est gravement blessé mais en réchappe. Il ne craint pas l’extradition. Suite à l’affaire Eichmann, les reprises des poursuites pénales par la justice autrichienne et la demande d’extradition qui en résulte sont restées des mesures de convenance politiques et symboliques. Les autorités syriennes nient et démentent la présence de Brunner sur leur sol, ce qui entraîne la suspension des procédures pendant les quatre décennies qui suivent. De même, un mandat d’arrêt est émis par le tribunal de district de Francfort qui reste lui aussi, sans conséquence.

L’arrestation de Klaus Barbie et son expulsion en France évite à l’Allemagne l’embarras de l’évocation du premier acquittement du « bourreau de Lyon » accordé par un tribunal allemand dans les années soixante, en raison du manque de preuves.


Brunner, en Syrie continue à compter sur la bienveillance du régime qui a toujours refusé les demandes d’extradition. Il est à ce point confiant qu’il donne en octobre 85 une interview au magazine allemand Die Bunte. Il s’y moque de ses victimes, dit ne pas redouter un tribunal international, affirme qu’il ne subira pas le même sort qu’Eichmann. Ce contexte international qui met en lumière les crimes de Barbie, fait revenir à la surface l’histoire de l’extermination des Juifs de Salonique. Suite à l’interview de Brunner, le centre Simon Wiesenthal exhorte Papandreou à demander l’extradition de Brunner vers la Grèce ou l’Allemagne.


Jusque dans les années 1980, les Juifs de Grèce se sont concentrés sur leur reconstruction et sur la récupération difficile et toujours incomplètes des biens spoliés. La guerre civile, le pouvoir en place, la dictature, l'antismétisme virulent ne leur a pas rendu la tâche facile et n'a pas laissé de place à la recherche de justice et de réparation. Le retour de la démcratie et l'essor des études sur l'extermination des Juifs d'Europe changent les choses. Le Conseil Central des Juifs de Grèce (KIS), demande le 25 novembre 1985 au ministre de la Justice Mangakis d’engager une procédure d’extradition concernant Alois Brunenr. Le KIS fait la déclaration suivante à la presse grecque :

« Alois Brunner, avec l'ignoble criminel Eichmann, a été le principal facteur de l'extermination des plus de 50 000 Juifs grecs de Salonique. Jusqu'à présent, les Juifs Grecs n'ont pas exigé d'intervention du gouvernement grec sur cette question, car les autorités syriennes ont toujours déclaré que Brunner n'était pas en Syrie. Dans une interview accordée à un magazine allemand, Brunner a cependant expliqué lui-même qu'il vivait en Syrie et accepterait volontiers d'être condamné. Suite à cette déclaration sans équivoque de Brunner, nous appelons le gouvernement grec, le gouvernement de notre pays, à exiger que la Syrie extrade Brunner vers la Grèce et le remette aux tribunaux grecs afin qu'il puisse répondre de ses crimes contre nos dizaines de milliers de frères perdus à Thessalonique. Parmi ces victimes innocentes, il y avait aussi des dizaines de blessés de la guerre gréco-italienne, que Brunner fit embarquer avec leurs prothèses et leurs béquilles dans des wagons à bestiaux qui les amenèrent vers les camps d’extermination. Les Juifs Grecs pensent que le gouvernement grec répondra immédiatement à cette demande officielle et fera tout son possible pour que la bête sous forme humaine, qui se fait appeler Alois Brunner, soit tenue responsable devant la justice grecque. »

Le gouvernement grec répond par une formulation curieuse qu’il fait paraître dans la presse également :

« Le gouvernement a l’intention, EN COOPERATION AVEC LES AUTRES GOUVERNEMENTS EUROPEENS CONCERNES, de veiller à ce que la personne en question réponde des crimes odieux commis pendant la seconde guerre mondiale et n’échappe pas à la justice »

Ainsi, d’une certaine façon la Grèce montre qu’elle ne verrait pas d’un mauvais œil qu’un éventuel procès se déroule hors du pays. Le Ministre de la Justice Mangakis, qui souhaitera plus tard que sur sa tombe figure la mention de sa résistance aux Nazis lorsqu’il était membre de l’EAM, qui est diplômé de droit pénal dans les meilleures université allemandes et qui est connu comme défenseur des valeurs démocratiques, ne répond pas directement au KIS. Dans une interview donnée deux semaines après la parution du communiqué de presse, Mangakis dit n’avoir reçu aucun courrier du KIS. Rien ne se passe donc en Grèce. Aucune demande d’extradition. La presse perd son intérêt pour cette affaire qui est au cœur des préoccupations des communautés juives de Grèce.

Le 11 janvier 1986, le KIS décide de revenir à la charge et de demander à nouveau l’extradition de Brunner, mais finalement, Joseph Lovinger qui en est le président, ne le fait pas. Ce sont des considérations de politique internationale qui le freinent.

Joseph Lovinger. Le remarquable président du KIS qui, le premier entama les démarches visant à l'abolition des lois "Merten"


La Grèce, qui avait toujours maintenu une attitude très pro-arabe et hostile envers Israël, ayant même fait partie des pays votant contre la partition de la Palestine et la création de l’état Juif, arrive à la conclusion que sa politique ne produit pas les effets escomptés. Les investissements arabes sont inexistants, les exportations grecques sont freinées et remplacées par des celles en provenance de Turquie. Le ministre des affaires étrangères, Karolos Papoulias du Pasok qui avait organisé la fuite de Joseph Arafat de Tripoli a accepté l’invitation de son homologue israélien. L’opposition réclame la fin du soutien aux mouvements terroristes. Même l’Espagne qui a elle aussi une politique pro-arabe, reconnaît l’état d’Israël lors de son adhésion à la Communauté Européenne. Les états arabes menacent la Grèce de reconnaître la république turque de Chypre et d’exercer des représailles économiques si la Grèce suit l’exemple de l’Espagne

Cependant, un rapprochement timide avec Israël commence. Papandreou rencontre à Corfou, Edgar Bronfman, le président du Congrès Juif Mondial, Joseph Lovinger et Ephraim Evron un ancien ambassadeur d’Israël aux USA. Progressivement les relations se réchauffent sans aller toutefois à l’échange d’ambassadeurs. Le Kis et son président vont donc attendre le printemps avant de mettre en œuvre la décision de relancer la demande d’extradition d’Aloïs Brunner.

Ce sont les révélations sur la présence en Grèce pendant la seconde guerre mondiale de Kurt Waldheim, Secrétaire Général des Nations Unies et les révélations dans la presse qui permettent à Lovinger de relancer le processus.


Kurt Waldheim, à gauche en officier dans la Wehrmacht, à droite en tant que secrétaire Général des Nations Unies


La population s’intéresse à nouveau au sort des anciens criminels de guerre nazis. Le 9 avril 1986, le KIS demande lors d’une conférence de presse d’avoir un accès illimité aux archives d’état, non seulement pour Kurt Waldheim mais également pour Aloïs Brunner. Lovinger déclare qu’il avait reçu des assurances selon lesquelles une demande d’extradition serait présentée à la Syrie. Mais celle-ci ne sera jamais envoyée.

Les ministres de la justice changent. Mangakis est remplacé par Apostolos Kaklamanis qui avait, jusque là le portefeuille de l’éducation nationale et des affaires religieuses. Le KIS lui rappelle que son ministère a reçu une demande le 25 novembre 1985 relative à l’extradition d’Alois Brunner et que celle-ci doit être discutée lors de la visite officielle du président syrien Hafez El Asad le 26 mai1986. Papandreou se garde bien d’évoquer le sujet, préférant célébrer une alliance anti-impérialiste (Avec le recul cette évocation est évidemment d’une grande cruauté pour le leader charismatique de gauche). Le KIS envoie un télex au ministre de la justice réclamant à nouveau un accès aux archives à la fois pour Waldheim et pour tout autre criminel de guerre. Avraham Sharir, le premier envoyé officiel israélien en Grèce depuis 1962 et dont l’accréditation a reçu une large couverture médiatique se joint aux efforts du KIS.


Andreas Papandreou remettant une décoration à Hafez El Assad


Les pressions internationales s’accumulent sur le gouvernement Papandreou face à son étrange manque d’intérêt pour la poursuite des criminels nazis contre lesquels la gauche grecque s’est tant battue. Le ministre Kaklamanis finit par inviter Lovinger à une réunion personnelle en présence du procureur général d’Athènes, Anastasios Vernados.

Kaklamis déclare que les archives grecques sont vides en ce qui concerne Kurt Waldheim. Il dit aussi que les dossiers relatifs aux criminels de guerre et aux cinq mille plaintes déposées à la fin de l’occupation ont été détruits. Sur les milliers de plaintes reçues, 1235 dossiers ont été ouverts portant sur 5050 coupables présumés. Seules cinquante une d’entre elles ont été jugées et trente et une condamnations prononcées pour trente neuf accusés. Les affaires ont été traitées jusqu’en 1965, ensuite les dossiers ont été détruits en 1975. En 1986 seuls 276 figurent encore dans les archives. Le communiqué de presse omet l’information relative à la destruction des dossiers. Il faudra onze ans de plus pour que le peuple grec l’apprenne. Ce que le communiqué ne révèle pas davantage c’est qu’une copie des dossiers subsiste dans les archives de la République Fédérale qui les avaient reçus lorsque les lois « Merten » furent votées.


Le 8 juin 1986 Kurt Waldheim est élu président fédéral en Autriche. Le 26 juin, le Ministre de la Justice grec, Kaklamanis répond au KIS. Il commence par manifester sa grande compréhension pour les préoccupations des Juifs de Grèce. Brunner devrait être arrêté et jugé, le monde entier connaît la grande souffrance de la Grèce sous l’occupation. La Grèce souhaitait et avait l’intention de traduire en justice les criminels de guerres nazi mais il ajoute:

La Grèce ne peut pas demander l'extradition du criminel de guerre Alois Brunner car deux lois adoptées en 1959 ont suspendu les poursuites contre les criminels de guerre allemands et ont transféré aux autorités judiciaires allemandes tout droit de l'État grec de poursuivre et de juger les criminels de guerre allemands opérant sur son territoire.


Apostolos Kaklamanis


Il conclut en affirmant la disponibilité de l’état, à donner à tout pays qui peut poursuivre et condamner Brunner pour les crimes qu'il a commis au moment de la guerre tous les moyens imaginables de le poursuivre et les dossiers encore disponibles. Le gouvernement Papandreou manifestement ne désire pas, malgré ses déclarations antérieures, ouvrir les vieilles blessures et il craint la détérioration de ses relations avec l’Allemagne


En 1987 le procès de Klaus Barbie en France, agite le Ministère des Affaires Etrangères de la République Fédérale. Il lui faut démontrer qu’il déploie des efforts et qu’il affronte le passé criminel de l’Allemagne. Il dépose une demande d’extradition visant Alois Brunner en juillet 87 et il répète la demande en janvier 1988. Le ministère public de Francfort fait interroger des témoins en Israël et le procureur Walter Griebel, chargé de l’enquête sur Brunner demande au KIS de lui fournir des informations sur les archives à consulter et, en particulier, sur les deux témoins contemporains vivant en Grèce, Hella Kounio et Raoul de Segoura, qu'il pourrait interroger. Commence alors un simulacre d’actions destiné à donner l’illusion que l’Allemagne et la Grèce seraient intéressées à ce que justice soit rendue. Il faut un an à la justice grecque pour donner suite à la demande du parquet allemand. En février 1989, le ministère de la justice grec envoie une directive au parquet de Salonique qui, sous la direction du procureur Athanasios Smyrlis, va, quarante-six ans après les faits, ouvrir une enquête sur les agissements de Brunner et la déportation des Juifs de la ville. La presse grecque dans sa grande majorité passe sous silence les démarches entreprises et à part le journal Ta Nea qui évoque l’incroyable position juridique grecque, les media ne montrent aucun intérêt pour ce lourd passé. Griebel passe en coup de vent à Salonique, écoute quatre rapports poignant et se dépêche de rentrer à Hesse pour les fêtes de Pâques. Le temps est passé et les survivants ne sont pas en mesure de donner des informations précises sur les crimes commis personnellement pas Brunner. L’hebdomadaire satirique To Pontiki, qui ne s’était jamais intéressé à cette problématique publie deux pages le 31mars 1989 intitulées : De Merten à Brunner et critique durement l’indifférence de l’état. Le KIS fait profil bas. Lovinger est sans illusion.

Il écrit : « J’étais moi-même avec le juge d’instruction. Il semble qu’ils continueront à travailler sur l’affaire jusqu’en 2020 même si cette racaille sera morte d’ici là »


Au niveau international, la Grèce établit des relations complètes avec Israël le 21 mai 1990 sous une présidence de droite de l’une des deux dynasties qui se succèdent au pouvoir, celle de Konstantinos Mitsotakis, soit trente deux ans après la création de l’état hébreu. Curieusement, ce sera la droite qui fera ce pas.


Le 12 septembre 1991 le parlement européen appelle à prendre une initiative commune pour exhorter le président syrien à extrader Alois Brunner. La Grèce n’en fera rien. Andreas Papandreou, revenu au pouvoir ne participera pas plus à la cérémonie à Auschwitz de la commémoration du cinquantième anniversaire de la libération des camps. Il semble qu’il se soit agit d’une politique visant à préserver des liens particuliers avec la Syrie opposée à l’ennemie héréditaire, la Turquie. La presse grecque ne manifeste aucun intérêt pour ce passé qui ne lui semble étranger. Il faudra un article de Helena Smith, dans The Observer à l’occasion du procès avorté de Szymon Serafinowicz, criminel de guerre réfugiéen Grande Bretagne, pour qu’elle sorte de sa torpeur. Elle titre : « The Greeks suffered at the hands of the Nazis. So why won’t they help bring this man to justice? » Le ministre des affaires étrangères de l’époque, Theodoros Pangalos, déclare à l’Observer : « Ecoutez, je ne suis pas au courant de l'affaire Brunner. Mais je peux vous dire que nous sommes là pour punir les criminels de guerre où qu'ils soient. La cave de ce ministère est pleine de vieux papiers. Il se peut que parmi eux il y en ait qui se rapporte à une affaire Brunner »


Theodoros Pangalos


L’article de l’Observer en 1997 n’est pourtant pas une révélation, il reprend les informations publiées en 1985 par Die Bunte qui donnait déjà le pseudonyme, l’adresse et le numéro de téléphone à Damas de Brunner et suggérait que la Grèce, principale amie de la Syrie dans l’UE pourrait aider à ce que Brunner soit traduit en justice. Le journal Ta Nea reprend l’article de The Observer et suggère que Brunner travaille peut-être pour la CIA sans apporter le moindre élément qui accrédite cette thèse.

Le KIS fait savoir par la presse qu’il a fait une nouvelle demande auprès du ministère des affaires étrangères pour qu’il sollicite l’extradition de Brunner. Le ministère des affaires étrangères se déclare incompétent et renvoie au ministère de la justice. Celui-ci déclare ne rien pouvoir faire, la Grèce ayant cédé à l’Allemagne ses droits de poursuite et d’extradition pour ce qui concerne les criminels de guerre nazis. La presse grecque fait état de ses démarches et de celles qui les ont précédées. La population semble appuyer les demandes de la communauté juive. Le quotidien de gauche Avgi écrit : « il est du devoir de l’état grec d’assurer la justice ici » Andreas Sephiha, président de la communauté de Salonique déclare à l’AFP :« J'espère que les efforts du gouvernement grec aboutiront cette fois-ci, car la Grèce est le seul pays de l'UE qui entretient de bonnes relations avec la Syrie. Il ne fait plus aucun doute que les autorités grecques se cachent derrière la loi et le décret de 1959 en question afin de ne pas compromettre leurs relations avec la Syrie ».


Andreas Sefiha. Président de la Communauté Juive de Salonique

Le KIS s'est alors tournée vers Evangelos Giannopoulos le vétéran de l'ELAS, personnage charismatique, opposant à la junte et 'ancien président de l'Association panhellénique des résistants nationaux. Il avait animé une émission de débats politiques très populaire. C’était une sorte de star télévisuelle devenue ministre de la justice.

Une lettre lui fut adressée reprenant ces lignes :

Comme nous sommes conscients de votre sensibilité personnelle à l'égard des victimes de l'ouragan nazi, Monsieur le Ministre, nous aimerions croire que pendant votre mandat, le ministère de la justice utilisera tous les moyens à sa disposition en vertu du droit international pour trouver une solution qui, selon vous, est conforme au droit existant.

Cette initiative resta sans réponse.


En 1997, André Seficha à Salonique intercéda auprès de Friedrich Reiche, ambassadeur d’Allemagne en Grèce, pour obtenir que la République Fédérale cède son droit de poursuivre Brunner à la Grèce. L’ambassadeur fit remarquer que la demande devait bien entendu être faite par l’état grec. Celui-ci n’en fit rien. A vrai dire l’état grec était tout-à-fait en mesure d’un point de vue légal de demander l’extradition du tortionnaire SS.


La question de l’impunité du tortionnaire Brunner s’est également posée au Parlement Européen grâce à l’initiative d’un parlementaire européen du Pasok, Nikos Papakyriazis, en 1997. La presse grecque suit avec enthousiasme le travail de son parlementaire. Le Parlement européen adopte une résolution sur l'extradition et l’ouverture d’un procès pour Alois Brunner, en se référant tout particulièrement au meurtre des Juifs de Thessalonique et appelle les États membres et leurs autorités, à soutenir la recherche et la poursuite d'Alois Brunner, et à prendre des mesures fermes et claires pour l'extrader. Cette demande du parlement est transmise au Conseil, aux gouvernements des états membres, au gouvernement syrien et au Congrès Juif Européen. André Seficha qui dirige ce qui reste de la communauté juive de Salonique déclare face à l’absence de réaction des hommes politiques grecs : « La Grèce est le seul pays européen qui, en 1959, a cédé à l'Allemagne son droit de poursuivre les criminels de guerre nazis" et il demande ouvertement pourquoi l'État grec a jusqu'à présent montré un manque d'intérêt pour ce qui arriva à 50 000 de ses concitoyens. « Est-ce parce qu’il les considèrent comme des enfants d'un Dieu inférieur » ?

Après l’enthousiasme médiatique qui accompagna l’initiative du Parlement européen, revient l’absence de réaction de la justice et de la presse. Les relations de la Grèce avec la Syrie et les implications qu’elles entrainent dans l’impunité de fait accordé à Brunner ne sont pas discutées au parlement. Le silence est total.


Le 17 avril 1997, le chef du groupe parlementaire du parti communiste, Orestis Kolosof et le député Leonidas Avdis, adressent une question officielle au ministre des affaires étrangères Pangalos et au ministre de la presse Reppas. Ils leur demandent si des mesures sont prises pour l’abolition de la fameuse loi 3933/1959 et du décret 4016/1959 par lesquels la Grèce s’est interdit de poursuivre les criminels de guerre. La réponse du ministre des affaires étrangères Pangalos est intéressante. Il évoque la question des réparations de guerre que l’Allemagne doit payer à la Grèce et le remboursement d’un prêt consenti sous l’occupation par la banque de Grèce. Ce contentieux avait été laissé en suspend du fait de la séparation de l’Allemagne. Sa réunification permet à la Grèce de faire valoir ses droits et des négociations sont engagées entre le Premier Ministre Simitis et le Chancelier Kohl. En fait le ministre des affaires étrangères, en évitant d’aborder la question des criminels de guerre, fait comprendre qu’elle n’est pas à l’ordre du jour et qu’il n’est pas question qu’elle complique les négociations avec l’Allemagne. Le ministre Reppas, confirme que la question des criminels de guerre est traitée dans le cadre juridique existant. C’est dire qu’une fois de plus, un demi-siècle après les faits, la Grèce refuse d’envisager la poursuite des criminels de guerre encore vivants responsables de l’extermination de cinquante mille de ses citoyens. Quels que soient les ministres et les ministères, les réponses restent les mêmes. Le héros de la résistance et ministre de la justice Giannopoulos répond à une nouvelle question des députés communistes : « La réouverture d’un tel sujet n’est pas jugée opportune ». Ces réponses ne furent pas reprises au procès verbal des séances parlementaires. Elle furent envoyées au KIS par le journaliste Sarigiannis du journal communiste Rizopastis.


Evangelos Giannopoulos. Héros de la résistance et Ministre de la Justice


En 1999, le sujet revint à l’ordre du jour, amené cette fois par deux autres députés, Babis Angourakis et Stratis Korakas. Ils demandent : « Quelles sont les raisons qui empêchent le gouvernement de revenir sur ces lois honteuses et quand compte-t-il finalement revoir sa position et rouvrir la question ? ». Le 5 mars, le ministre de la justice donne la même réponse qu’en 1997. La réouverture n’est pas opportune. La réglementation juridique existante suspend la poursuite des criminels de guerre allemands. Il est clair que la loi d'amnistie grecque ne doit pas être modifiée. Aucune raison n’est donnée.


En 1999 le président du KIS, Moisis Konstantinis est informé qu’un procès par contumace d’Alois Brunner sera ouvert à Paris pour avoir, entre le 21 juillet et le 4 août 1944, commis les crimes d'«enlèvements» et de «séquestrations» de 352 enfants, dont 345 ont été déportés, et pour «complicités d'assassinats» ou «tentatives d'assassinats » à l'encontre de 284 enfants exterminés dans le camp d'Auschwitz-Birkenau, ou qui ont péri dans le camp de concentration de Bergen-Belsen. Ce procès se tiendra grâce à l’obstination des Klarsfeld qui, après quinze ans d’enquête résumés dans cinquante deux volumes, ont porté plainte pour des faits qui n’avaient pas été pris en compte lors des deux précédentes procédures ayant conduit à la condamnation à mort par contumace de Brunner, en janvier et mai 1954. C’est donc le troisième procès pour l’homme de main d’Eichmann en France.



Moïsis Konstantinis, lors du transfert du monument à la déportation, Place de la Liberté à Salonique


Konstantinis écrit à Klarsfeld dans l’espoir que les faits commis par Brunner à Salonique puissent être joints à la procédure française, le procès paraissant impossible en Grèce. Il lui écrit qu’en 1986 le ministre de la justice de l’époque lui avait promis que les archives nationales grecques seraient ouvertes à tout pays engageant des poursuites pénales contre Brunner. D’un point de vue légal la démarche de Konstantinis ne pouvait aboutir.


La presse grecque suit les préparatifs du procès à Paris mais ne s’interroge pas sur la question de la législation nationale et l’absence d’un procès similaire pour les faits commis en Grèce. A la mort d’Hafez Al Assad on aurait pu penser que des démarches auraient été entreprises auprès de son successeur. Il n’en est rien.

La vieille de l’ouverture du procès en France, le KIS envoie une lettre au ministre de la justice de l’époque, Michail Stathopoulos demandant à ce que la Grèce organise elle aussi, un procès in absentia. Le KIS invoque la portée et la nécessité éthique qu’aurait celui-ci. Mais ce qui préoccupe la Grèce et son ministre de la justice est d’une autre nature. L’Union Européenne a demandé la suppression de la mention de l’appartenance confessionnelle sur les cartes d’identité. Cette démarche défendue par le ministre Stathopoulos est violemment combattue par l’église et au-delà, par tous les partis.


Michail Stathopoulos


L’archevêque Christodoulos, dans une interview au journal To Vima, parle de conspiration juive mondiale. Dans ce combat pour la préservation de l’identité nationale, des groupes ultranationalistes et nazis se rangent au côté du clergé. Après avril 2001 et la conclusion du procès à Paris, le ministre Stathopoulos répond enfin au KIS : « Nous partageons votre opinion selon laquelle Alois Brunner doit être saisi et traduit en justice pour les crimes de guerre commis contre le grand nombre de vos coreligionnaires à Thessalonique Mais conformément aux dispositions de la loi n° 3933/1959 telles que remplacées par l'article 1er du décret-loi n° 4016/1959, les poursuites engagées contre les ressortissants allemands pour de telles infractions sont suspendues et transférées aux autorités allemandes compétentes. Par conséquent, l'ouverture de la procédure pénale en question contre une telle personne (Alois Brunner) est dépourvue de toute base juridique »


L’archevêque Christodoulos

Le KIS fit imprimer cette réponse dans le journal Ta Nea. Le même jour et pour la cinquième fois, des tombes du cimetière juif de Trikala était vandalisées. Ainsi, le silence retombe sur l’impunité organisée d’Alois Brunner.

En 2005, le journaliste Spyros Kouzinopoulos qui dirige l’agence de presse Makedoniko Praktorio Idiseon publie un livre sur Alois Brunner. Il avait quelques années plus tôt écrit également un ouvrage sur Max Merten, reprenant le mythe d’un trésor caché que Merten aurait essayé de récupérer en Grèce. Spyros Kouzinopoulos n’apporte rien de nouveau en ce qui concerne Brunner. Il évite d’aborder la responsabilité des gouvernements successifs grecs sur l’absence de poursuites depuis la fin de la guerre. Il passe également sous silence la responsabilité de la municipalité de la ville dans le saccage et l’expropriation du cimetière juif de la ville pendant l’occupation.


Cependant, le KIS et son président Moisis Konstantinis voient dans la sortie du livre l’occasion de revenir une fois de plus à la charge et d’exposer à la population le déni de justice qui est fait aux Juifs Grecs. Ils organisent la présentation du livre à Athènes entourés d’hommes politiques des différents partis. Le gouvernement au pouvoir à ce moment est celui de Kostas Karamanlis, le neveu de Konstaninos Karamanlis qui est à l’origine des lois qui empêchèrent la poursuite des criminels de guerre nazis en Grèce.

Outre son porte-parole Evangelos Antonoros assistent à la réunion Alekos Alavanos qui dirige le SYN, l’embryon du futur Syriza et Telemachos Chytiris, ancien confident de Papandreou. Les discours sont de circonstance. Antonaros déclare : « l’holocauste est un jalon qui signifie la fin de la modernité » ou « nous devons tout faire pour éviter que cela se reproduise à l’avenir ». Chyritis retrace l’histoire de la présence juive en Grèce. Aucun des politiques présents n’aborde la question de l’organisation juridique de l’impunité des criminels de guerre nazis en Grèce. Ce discours viendra une fois de plus de

Konstantinis qui retracera les efforts déployés par le KIS pour obtenir justice. Il fera également remarquer que rien ne signale sur le site de l’université Aristote à Salonique, que celle-ci fut bâtie là ou se trouvait le cimetière juif dont la destruction avait été voulue et demandée par la municipalité de la ville. Konstantinis finira par réclamer un procès in absentia, sur le modèle du procès tenu en France quelques années plus tôt. La réunion se termina par un discours révélateur sur l’incompréhension des crimes commis, leur banalisation et la récupération politique de ceux-ci. Le modérateur de la conférence, Diakojannis assimilera la campagne de la Wehrmacht à Stalingrad aux bombardements de la Serbie par l’OTAN ! La couverture médiatique de la conférence de presse organisée pour la sortie du livre de Kouzinopoulos fut très minime. Brunner, les crimes nazis, le sort des Juifs Grecs n’intéressaient que modérément la population.


Les dirigeants du Kis ne se découragèrent pas. Ils interpelèrent une nouvelle fois le ministre de la justice de l’époque, Anastassios Papaligouras;

Ils lui rappellent les efforts incessants en Grèce mais aussi à l’étranger depuis 1985 et l’avis unanime de tous les experts en faveur de l’abolition des lois de 1959. Ils insistent sur l’exemplarité qu’aurait un procès même par contumace et son importance dans la lutte contre les crimes contre l’humanité. Le Kis envoie également un communiqué à la presse grecque soulignant les actions des autres états européens et l’exception grecque. Il souligne la disparition des raisons de politique étrangère ou économique qui autrefois avaient servi à expliquer l’absence de poursuite des criminels de guerre.


Les media grecs n’ont pas relayé le texte du KIS. Le désintérêt est total. Le parti communiste grec qui auparavent avait été demandeur de l’abrogation des lois en question est resté cette fois, silencieux. Ses députés européens se sont également abstenus lors du vote pour l’instauration d’une journée européenne de commémoration de l’extermination. Les députés de Syriza, la nouvelle formation de gauche, qui allaient bientôt accéder au pouvoir interpelèrent le ministre de la justice en reprenant presque mot pour mot le texte du communiqué de presse. La réponse du ministre Papaligouras s’en tient à la législation en vigueur en invoquant cette fois le fait que la question des crimes contre l’humanité était traitée au niveau de l’UE et du Conseil de l’Europe. Une réponse tout aussi impersonnelle est envoyée à Moisis Konstantinis le 17 mai 2005 et imprimé dans le journal Ta Nea.



Anastassios Papaligouras


Le silence est total dans les milieux académiques et intellectuels grecs, à l’exception de l’historien allemand Hagen Fleischer qui enseigne à l’université d’Athènes et publie un article dans le journal E Kathimerini. Il écrit : « Il est incompréhensible que dans un pays dont la situation juridique est en perpétuel changement, ce soient ces deux articles de lois qui aient été maintenus avec une telle ténacité - et ce même par des juristes - malgré les pressions internationales et les nombreuses protestations des parlementaires grecs et du Conseil central des Juifs. Le fait que la Grèce ait abandonné ses prérogativesjuridiques dans ce cas-ci signifie qu’aucun criminel de guerre nazi n'a été reconnu comme responsable par la justice allemande, pour les actes et les crimes commis en Grèce.» Par ailleurs, en considérant Brunner qui était Autrichien, comme un citoyen allemand auquel s’appliquaient les accords et lois pris après le procès Merten, la Grèce reprend à son compte le concept nazi d’unification des deux pays, celui d’une grande Allemagne. Cet article resta lui aussi sans réaction malgré sa vive attaque des différents gouvernements grecs


Hagen Fleischer


En 2007, le Centre Simon Wisenthal et Efraïm Zuroff qui le dirigeait obtinrent du ministère de la justice autrichien qu’une récompense de cinquante mille euros soit accordée à quiconque donnerait des informations permettant la capture d’Aribert Heim et Alois Brunner. La citoyenneté autrichienne de Brunner était une fois clairement affirmée. Sur cette base, le KIS interpela une nouvelle fois le ministre Papaligouras, toujours en fonction. Il lui écrit : « Dans le passé, votre ministère nous a fait savoir que la poursuite des criminels de guerre allemands a été entravée par deux lois de 1959 par lesquelles la compétence juridique a été transférée aux autorités judiciaires allemandes.

Nous avons répondu par un avis juridique détaillé, que nous joignons ici encore avec la mention spéciale que Brunner est un citoyen autrichien et qu’il n’est pas allemand (passage souligné dans l'original). Alors que l'intérêt et la sensibilité de l'Europe pour cette question ne faiblissent pas et se traduisent par des efforts considérables à ce jour, il est décevant que la Grèce reste inactive et ne manifeste pas d’intérêt pour l’extermination de tant de milliers de ses "enfants", citoyens grecs de confession juive ».

La réaction du ministère de la justice fut cette fois rapide. Une réunion fut organisée le 25 juillet 2007 avec Angelos Ypsilantis, conseiller du ministre et responsable des relations internationales au ministère de la justice. Moïsis Konstantinis présenta une fois de plus l’ensemble des arguments qui devaient permettre l’abolition des lois de 1959. Il fit remarquer que dans le cas de Brunner, la loi était inopérante du fait de la nationalité autrichienne de celui-ci et que dans le cas de Merten, la loi avait permis son impunité en Allemagne alors qu’il avait été condamné en Grèce et que le texte de loi ne mentionnait aucunement la cessation définitive des poursuites pénales.

Il n’y eut aucune suite à cette entrevue. La loi ne fut pas abrogée. Elle était en fait un alibi commode pour un désintérêt politique profond sur cette question.


Angelos Ypsilantis. Aujourd'hui ambassadeur de Grèce au Luxembourg


A la fin du moins de juillet et dans l’espoir dans l'espoir d'accroître la pression sur le ministère de la justice en suscitant un débat public sur le statut juridique international unique de la Grèce en matière de poursuite des crimes de guerre nazis, le KIS a envoyé une partie de sa requête au ministre Papaligouras au journal Ta Nea. Cependant, curieusement, le communiqué de presse ne mentionnait pas l’argument décisif sur la citoyenneté autrichienne de Brunner. L’article du 11 août 2007 illustré par la photo de Heinz Kounio, rescapé des camps,se limite à l’énumération des crimes de Brunner et cite les différentes demandes déposées par le KIS au cours du temps. Le reste de la presse grecque ne se montre pas intéressée par le sujet. Le député de Syriza, Fotis Kouvelis qui avait promis d’interpeler une nouvelle fois le ministre de la justice au parlement, ne le fait pas. Le dossier Brunner disparaît une fois de plus dans la jungle de la bureaucratie ministérielle grecque et celle des remaniements successifs. Papaligouras est remplacé par Sotiros Chatzgakis qui ne semble rien connaître de la question et gèle toute avancée.

La crise grecque survient et avec elle une montée d’antisémitisme virulent. De nombreux cimetières etsites commémoratifs juifs sont attaqués, la synagogue Etz Hayyim en Crête est incendiée deux fois de suite. Les tabloïdes font circuler la rumeur que ces faits sont le résultat de machinations des services secrets étrangers voulant nuire à la réputation de la Grèce. La réprobation internationale grandit par rapport à l’inaction et l’insensibilité des gouvernants grecs face à cette flambée de violence. Elle entraine des déclarations de solidarité de membres de l’équipe Papandreou. Le nouveau ministre de la justice Haris Kastanidis (Pasok) assure dans la presse que « le respect et la protection des droits de l'homme de tous les citoyens grecs, quelle que soit leur confession, est la position non négociable du gouvernement grec ». La crise grecque fait ressurgir des demandes de réparations en souffrance vis-à-vis de l’Allemagne. Le KIS se joint à ce concert en faisant remarquer que les conséquences humanitaires et économiques de l’occupation allemande pour les Juifs de Grèce ont à peine été évoquées dans les débats sur le paiement des réparations par l’Allemagne.


Le 25 janvier 2010, s’exprimant pour la dernière fois en tant que président du Conseil Central (KIS), Moïse Konstantinis dénonçala situation juridique encore existante en Grèce et le déni de justice patent qui conduisit à l’impunité des criminels de guerre nazis ayant sévi dans le pays. Malgré la présence de Manolis Glezos, un héros national grec de la résistance qui relata les mois passés en prison en même temps que Max Merten, la presse grecque ne parut pas intéressée.


L’augmentation des attaques racistes contre les migrants et des actes antisémites amena Thomas Hammarberg, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe à se rendre en Grèce. Il y rencontra David Saltiel, le nouveau président du KIS.

Celui-ci lui fit un rapport détaillé sur l’application dérisoire des lois destinées à combattre le racisme dont l’illustration la plus frappante fut la relaxe de Konstantinos Plevris, auteur d’un pamphlet antisémite dans lequel il déclarait : « «juif et homme sont des notions contradictoires».

La cour avait estimé que l’auteur exprimait une opinion scientifique sur laquelle le débat était possible. Elle renvoya les plaignants sur le banc des accusés pour dénonciation mensongère. En 2020 on retrouvera Plevris comme avocat des dirigeants d’Aube Dorée, heureusement condamnés.














Les Juifs , toute la vérité. Le pamphlet antisémite de Konstantinos Plevris


Hammarberg rencontra le ministre de la justice de l’époque, Haris Kastanidis, ainsi que les représentants de différentes organisations gouvernementales. Le gouvernement grec était désormais soumis à des pressions importantes de l’Union Européenne en matière de respect des droits de l’homme. C’est dans ce cadre que David Saltiel souleva une fois de plus la question des l’organisation juridique de l’impossibilité des poursuites des criminels de guerre nazis dans le pays. C’était la huitième requête introduite par le KIS depuis que Joseph Lovinger avait soulevé ce la question en 1985.


David Saltiel


Le 11 avril 2010, le ministre de la justice Kastanidis déclara dans un discours de commémoration à Salonique, que la loi d’amnistie serait finalement abrogée. C’était une satisfaction symbolique. Brunner était mort depuis longtemps dans une geôle syrienne.

La presse grecque repris l’information de façon assez marginale.


Charis Kastadinis



Il n’y eut aucun débat parlementaire lorsque l’article de loi vint devant le parlement. Elle fut présenté, de façon complètement incongrue au milieu de plusieurs autres portant sur l’exigence de transparence fiscale et de lutte contre la corruption politique. L’article 22a de la loi 2849 a simplement aboli la loi 3933/1959 et le décret 4016/1959 qui l’accompagnait, avec effet rétroactif. Le ministre de la justice Kastanidis déclara solennellement au parlement : « Le pays a retrouvé sa pleine souveraineté juridique ».

Ce fut un geste qui pour la justice grecque était purement symbolique et sans conséquence. Lorsque le KIS demanda en juillet 2010 qu’un procès par contumace soit ouvert contre Brunner, le pouvoir judiciaire ne donna pas suite.


Le texte qui précède est largement repris d'une remarquable étude que Tobias Blümel, un excellent historien de la Freie Universität Berlin m'a autorisé à reproduire .

Tobias Blümel, „(K)eine Frage ethischer Natur. Der Fall Alois Brunner und das gespaltene Bewusstsein im Umgang mit der Shoah in Griechenland, 1985-2010“, in: Nikolas Pissis und Dimitris Karydas (ed.), Die »Neue Ordnung« in Griechenland, 1941–1944, Berlin: Edition Romiosini, 2020, p. 125–196.

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